Un roman pour le moins ambitieux. De par sa taille déjà : environ 1000 pages pour l'édition reliée, avec des chapitres relativement longs, beaucoup d'acronymes, de personnages et de thématiques. Mais un roman ambitieux surtout par ce qu'il entreprend de raconter : une plongée dans une Amérique qui subit de plus en plus les effets du changement climatique, en prenant comme point de départ 2013 et point d'arrivée 2040.
Les évènements sont racontés en suivant les trajectoires d'une galerie de personnages. Les chapitres se focaliseront à tour de rôle sur six d'entre eux, mais c'est toute une galaxie d'acteurs politiques, scientifiques, militaires, civils qui gravitera autour d'eux.
Par la diversité de leur statut social, de leurs métiers, de leurs connaissances sur le climat, de leurs relations, ces six personnages incarnent symboliquement différentes franges de la société américaine. Leurs parcours dans une société toujours plus déstabilisée par le réchauffement global représente autant de manières dont la société peut réagir et s'adapter face au dérèglement climatique et les catastrophes qu'il apporte.
Pour les présenter rapidement :
- Tony Pietrus sera le premier avec lequel le lecteur fera connaissance. Océanographe légèrement misanthrope et travaillant notamment sur les hydrates de méthane, il est l'auteur d'un essai exposant sa théorie des "dominos mortels" et la catastrophe climatique qui selon lui pend au nez de l'humanité.
- Shane, une femme mystérieuse, pour qui la lutte contre le changement climatique passe davantage par une lutte armée que par des moyens législatifs.
- Ashir-Al-Hasan, modélisateur surdoué et sujet à des troubles du spectre de l'autisme. De par ses capacités cognitives hors du commun, Ashir sera amené au coeur des instances de décision et aura l'oreille des puissants de ce monde.
- Jackie, publicitaire, plutôt matérialiste, experte en relations publiques (comprendre lobbyisme). Elle travaillera de près avec les industries pétrolières.
- John, alias "Keeper", un jeune paumé addict à la drogue, qui tente de s'en sortir tant que bien que mal.
- Kate Morris, une fougueuse activiste qui va vite devenir, avec sa fondation Fierce Blue Fire, une icône nationale de la lutte contre le changement climatique. C'est essentiellement par le regard de son compagnon, Matt, que son histoire sera racontée.
Drogué, lobbyiste, scientifique, activiste, éco-terroriste, conseiller de l'ombre, voilà le panel initial. Mais il y aura aussi des capitaines d'industries, des leaders politiques, des donneurs d'ordre, des jeunes idéalistes, des religieux, des investisseurs, des manifestants, des victimes collatérales...Alors, quand on mixe tout cela, dans une Amérique qui subit les effets du changement climatique, sur plus de deux dizaines d'années, qu'est-ce que ça donne ?
C'est intrigué par les quelques critiques dithyrambiques lues çà et là que je me suis lancé dans "Le Déluge", non sans appréhension au vu du nombre de pages à avaler.
J'ai franchement mis un peu de temps pour rentrer dedans. Les premiers chapitres m'ont un peu décontenancé, avec une impression de lire un empilage de portraits et de mises en situation initiales, sans réussir à déceler une intrigue globale ou un fil directeur au récit. Ce n'est qu'à un bon tiers que j'ai vraiment été accroché par ce livre. C'est le temps qu'il m'a fallu pour bien appréhender les caractères des protagonistes, mieux saisir la structure du roman, et entrevoir la montée en puissance progressive des évènements climatiques qui émaillent le récit.
Si je ne me suis pas vraiment départi au fil de ma lecture de la sensation de lire des parcours de vie parallèles (bien qu'il y ait des liens entre les six protagonistes principaux et leurs proches) ce qui me semble être l'un des principaux propos du livre m'est apparu plus clairement. Ce propos, c'est celui d'un combat paradoxal, où les différentes factions de la lutte écologique sont incapables de s'entendre sur les diagnostics et les solutions à mettre en oeuvre, et pire encore, où leurs actions rentrent en contradiction les unes avec les autres, au profit du statut-quo et des profits à court-terme ; au détriment du changement à long-terme et des générations futures.
J'ai à ce titre particulièrement aimé les chapitres consacrés aux tractations politiques. La mise en scène des rapports de force à l'oeuvre en coulisses et du travail de sape des lobbies y est particulièrement bien décrite.
Puisqu'il reste question d'un livre sur les impacts du changement climatique, il faut aussi saluer les descriptions des catastrophes naturelles qui parsèment le récit. Le chapitre sur L.A., digne de scénario de blockbusters cinématographiques, est à ce titre, particulièrement réussi. Plus généralement, par petites touches, les effets du réchauffement montent discrètement mais sûrement en puissance au fil du livre. Et le pire de tout, c'est probablement le réalisme de l'ensemble. Car malgré certaines exagérations qui auraient gagné à être nuancées, de nombreuses scènes, paroles...pourraient très bien survenir dans les prochaines années.
En étirant son récit sur une période de temps de plus de 20 ans, et en diluant sur plus de 1000 pages les effets d'un phénomène global sur des territoires locaux et destins individuels, Stephen Markley fait d'autant mieux ressentir la sensation de "rouleau compresseur" que représentent les désordres provoqués par la survenue de catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes et violentes, et cela à l'échelle nationale mais aussi planétaire (le sujet des réfugiés climatiques est souvent évoqué). Tous les personnages verront leur parcours être impactés par les conséquences du changement climatiques. Si au début du roman, les enjeux semblent parfois bien superficiels ("Jackie va-t-elle coucher avec cet acteur has been ?"), le sujet écologique irrigue de plus en plus le récit au fil de la survenue des incendies, dômes de chaleur et autres inondations. Ce que raconte Le Déluge, c'est le récit d'une société qui accélère vers un mur, le mur étant ici proche de l'année 2040. Et les forces à l'oeuvre qui cherchent à freiner ou accélérer encore plus vers ce mur, leurs atermoiements, leurs réussites, leurs échecs, leurs sacrifices, leurs compromissions.
Dans cette lutte, les protagonistes sont tour à tour, aussi bien attachants qu'antipathiques. Comment ne pas s'énerver devant la suite de mauvaises décisions de Keeper en manque de drogue ? Comment ne pas s'agacer du matérialisme et du peu de scrupules de Jackie lorsqu'elle se complait dans le greenwashing auprès des industries pétrolières ?
De toutes et tous, c'est probablement Kate Morris qui est la plus marquante. Aussi agaçante que fascinante, elle porte sur elle une bonne partie du récit et se trouve au confluent de nombreux enjeux. Sauvage, indomptable mais parfois sans scrupules pour ses proches, Stephen Markley a créé ici une héroïne iconique, peut-être parce qu'elle est la personnification de ce sentiment d'urgence d'agir parfois évoqué quand on parle de réchauffement climatique.
En refermant ce roman, c'est un mélange entre ce sentiment d'urgence d'agir et un certain fatalisme qui prédomine. Stephen Markley dessine dans un horizon qui paraît pourtant proche (2040 !) la photographie d'une Amérique (et d'un monde) qui du fait de bouleversements climatiques, est soumise à de terribles désordres. Et encore une fois, le plus angoissant est probablement que ce qui est raconté penche bien plus du côté du réalisme que du fantaisiste. L'auteur a affirmé avoir mis 10 années à écrire ce livre, et cela ce sent. Ce n'est pas un simple récit d'anticipation, mais une vraie dystopie réaliste, documentée et, sur plusieurs aspects, crédible.