Le Dernier Chant d'Orphée par leleul
Parmi les mythes hérités de la culture gréco-romaine, celui d'Orphée fait sans doute figure de vedette. Qui n'a en effet pas entendu parler, au moins une fois dans sa scolarité voire en d'autres circonstances, de cette histoire d'amour contrariée par la mort, du périple aux Enfers d'Orphée et de son dénouement tragique ?
Je vous le demande ! Qui ?
Même moi, qui n'est pourtant pas un rat de bibliothèque cacochyme hantant les rayonnages consacrés à la Grèce antique, j'en conserve un souvenir ému sans jamais avoir vraiment lu le texte d'Ovide, du moins dans sa traduction française.
Pour tout dire, je crois l'avoir effleuré pour la première fois en lisant un épisode de Thorgal.
Cela faisait belle lurette que je n'avais pas lu un texte de Robert Silverberg. La faute à une succession de mauvaises expériences avec ses derniers romans (et je ne parle même pas de ce truc anecdotique, paru aussi chez ActuSF, censé rendre hommage à l'âge d'or de la SF américaine et s'intitulant Hanosz Prime s'en va sur Terre). La faute aussi au monsieur, guère prolixe textuellement puisque n'ayant plus vraiment besoin de prouver quoi que ce soit...
Pour ces raisons, je confesse avoir nourri quelques craintes avant de commencer ce Dernier chant d'Orphée. Eh bien, que nenni ! Je me suis régalé du début jusqu'à la fin avec cette réécriture du mythe, assez semblable dans sa manière, à celle de l'épopée de Gilgamesh (Gilgamesh, roi d'Ourouk).
Peut-être paraît-il superflu de résumer l'histoire d'Orphée ? Dans le doute, ne nous abstenons pas. Fils supposé du roi Oeagre de Thrace et de la muse Calliope, Orphée reçoit en cadeau du dieu Apollon, dont il devient ainsi le protégé, une lyre divine. Musicien émérite, aède réputé, on le dit capable de charmer les animaux et d'émouvoir jusqu'aux éléments de la nature. Bref, Orphée a toutes les caractéristiques de l'archétype. Jusque dans les péripéties de ses errances dont le voyage aux Enfers n'est qu'une aventure parmi d'autres.
« Ce sera mon dernier chant. Il est pour toi, Musée, mon fils. Il te dira tout ce qu'il y a à savoir sur ma vie. Mon dernier chant, mais aussi le premier, car la fin est le commencement et, pour moi, il n'y a ni fins ni commencements ; seulement le cercle de l'éternité. »
Le dernier chant d'Orphée conjugue à la fois le mythe, le voyage et la mort. Trois des principaux thèmes traversant l'œuvre de l'auteur américain, comme le rappelle l'excellente courte préface de Pierre-Paul Durastanti.
Héros voyageur, souverain respecté de ses sujets, argonaute courageux mais dont la lucidité n'obscurcit pas le jugement lorsqu'il s'agit d'évoquer les exploits de ses compagnons, poète révéré dont on loue la science secrète, la figure d'Orphée traverse plusieurs récits, nourrissant au passage une sorte de dévotion à mystères.
De ce personnage, Robert Silverberg fait quelqu'un de conscient de sa condition, convaincu qu'il ne peut guère influer sur son destin puisque tout est écrit à l'avance. Il réécrit le mythe, ajoutant sa propre vision aux précédentes versions.
Il restitue ainsi, à la première personne, le périple du héros thrace, entre son royaume natal, les Enfers ténébreux, l'Égypte mystérieuse et la lointaine Colchide, redistribuant les épisodes selon ses propres choix narratifs. Et pourquoi s'en priver d'ailleurs ? Un mythe n'est-il pas la réécriture de motifs anciens dans un dessein précis ?
Sous la plume de l'auteur américain, les aventures d'Orphée semblent marquées par le sceau de la fatalité, le fatum grec, ou de sa variante judéo-chrétienne : la prédestination. Qui sait, peut-être même peut-on déceler dans son récit une part de stoïcisme. Car, à l'instar de Zénon de Cition, Orphée ne craint pas le destin. Il considère appartenir à un projet cosmique et rationnel, où tout ce qui est et tout ce qui sera demeure régi par une loi nécessaire excluant le hasard et se répétant éternellement.
Évidemment, l'exercice paraîtra peut-être vain aux connaisseurs du mythe. Il faut bien avouer que Le dernier chant d'Orphée ne recèle pas des trésors d'inventivité ou d'exubérance. Toutefois, on peut y voir aussi un exercice de style parfaitement maîtrisé, non dénué d'humour.
Et puis, au crépuscule de sa carrière et de son existence, Robert Silverberg n'est-il pas un peu comme Orphée, conscient d'avoir charmé du mieux qu'il pouvait des foules de lecteurs désormais dévoués aux louanges et à l'interprétation de ses écrits ? C'est un secret qu'il se garde bien de nous révéler.
Un dernier mot pour dire qu'Eric Holstein a bien eu du courage d'interviewer Robert Silverberg. Les réponses laconiques de l'auteur le confirment, s'il le fallait encore, mieux vaut lire ses romans et nouvelles plutôt que ses propos.