En voici une petite merveille littéraire de 2024, quoique exigeante, et qui se déguste avec gourmandise, une fois dissipé le brouillard des premiers chapitres. Oui, il y a énormément de personnages dans Le désastre de la maison des notables et 11 récits de 10 personnages qui tournent tous, en cercles concentriques, autour d'une nuit particulière de décembre 1935, à Tunis. Sexe, mensonges et vie des hauts (notables) sont au programme de cette fresque familiale qui rappelle par son épaisseur, son ironie, sa cruauté et sa subtilité narrative quelques-uns parmi les meilleurs romans indiens contemporains (de Vikram Seth, par exemple). Chaque "témoignage" révèle une partie du secret de cette nuit scandaleuse, complétant ou contredisant, cela dépend, des faits que l'on connaît déjà. Ainsi, à la manière du célèbre Rashomon, de Kurosawa, certaines scènes nous sont présentées à plusieurs reprises, sous des angles différents. Mais chacun des chapitres englobe également d'autres histoires, telles des poupées russes, qui nous éclairent sur près d'un siècle d'histoire politique et sociale de la Tunisie, en général, et sur les années 30, en particulier. Moult sujets y sont abordés à travers le prisme de deux familles privilégiées, l'une conservatrice et l'autre progressiste : le poids de la colonisation, le racisme, la religion, l'homosexualité, la polygamie, les clivages sociaux, le mépris des classes supérieures, l'esprit de rébellion, la condition féminine, etc. De manière très astucieuse, l'autrice, Amira Ghenim, mélange personnages fictifs et réels, accordant la plus grande place à Tahar Heddad, penseur, écrivain, syndicaliste et homme politique, stigmatisé en son temps puis réhabilité au début du règne de Bourguiba. Dans cette comédie humaine qu'est Le désastre de la maison des notables, magnifiquement construite de façon acrobatique, l'intérêt va crescendo, avec une jolie pirouette finale qui ne laisse pas sur sa faim mais autorise, au contraire, à s'interroger sur les zones d'ombres que la romancière a laissé volontairement, comme une suprême liberté accordée à ses lecteurs.