Et si Bloy n’était tout simplement pas romancier ? Que le Désespéré soit atrocement mal construit, ça crève les yeux. Que cette construction aussi mal foutue ne soit pas qu’un doigt d’honneur volontaire fait aux conventions romanesques, ça me semble tout aussi vrai. (C’est à peu près comme quand je fais exprès de mal jouer du piano : comme je suis incapable d’en jouer bien, ça n’a aucune espèce de valeur.)
Je ne pense pas non plus que le caractère excessif et parfois paradoxal de l’écriture de Bloy soit en cause. L’histoire de la littérature regorge de grands romanciers excessifs et paradoxaux, et il faut avoir été énucléé par le naturalisme ou le « nouveau roman » pour imaginer qu’un récit puisse être à moitié raté au seul motif que la réaction de la compagne du héros, quand elle apprend qu’il l’aime, est de se tondre la tête et de se faire arracher toutes les dents… Du reste, le lecteur de Bloy, qui en général connaît Bloy, connaît aussi le mépris que Bloy vouait à Victor Hugo : il goûtera d’autant plus la différence entre la défiguration de Véronique dans le Désespéré et celle de Fantine dans les Misérables.
Mais comme généralement quelqu’un qui a lu le Désespéré a aussi lu d’autres œuvres de l’auteur, il aura encore remarqué que le contenu du roman se retrouve partiellement dans les pamphlets et le Journal. Or, la plupart des meilleurs passages du Désespéré figureraient tout aussi bien dans les pamphlets et le Journal. La galerie de portraits du repas du Pilate, par exemple, qui constitue l’essentiel de la quatrième et avant-dernière partie, est un réjouissant jeu de massacre ; elle n’apporte rien au roman.
Marchenoir / Bloy mange avec ses contemporains, il les méprise, ils ne l’aiment pas, il finit par les agonir d’injures – et voilà qui est censé précipiter la fin du récit ?
Ce qui est – peut-être involontairement – drôle, c’est que cette partie s’intitule « L’épreuve diabolique ». Pour diabolique, je veux bien – encore qu’avec ce titre je m’attendisse à quelque chose d’un peu plus corsé, et au moins en rapport avec quelque chose comme la tentation. Mais une *épreuv*e ? Allons ! Le Désespéré ne manque pas d’épreuves. Que Bloy qualifie celle-ci de « diabolique » met surtout en lumière l’impression de marche forcée produite par son roman.
Parce qu’au finale, ces quatre cents pages sont terriblement laborieuses alors que leur auteur est capable de bien autrement trancher dans le vif – par exemple dans ses nouvelles. Ici, tout grince de tous les côtés. Il me semble évident que cet aspect laborieux rejoint le dolorisme de Bloy, dolorisme qui à ce stade-là confine au masochisme. (Et même à un masochisme au carré : « Il [Marchenoir] n’était pas homme à rester longtemps vautré sur une pensée de douleur, quelque atrocement exquise qu’elle lui parût », p. 178.)
Je peux comprendre que cet apitoiement de tous les instants agace des lecteurs – on peut aussi prendre le parti d’en rire, diaboliquement ou non, car il y a de quoi dans le Désespéré.