Le Désespéré
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Le Désespéré

livre de Léon Bloy (1887)

« Le Cri » d’Edvard Munch est réalisé en 1893. 6 ans plus tôt, un autre cri, celui du « Désespéré » de Léon Bloy, est poussé en littérature.


Bloy signe alors son premier roman, et l’on remarque à cette occasion l’étonnant zénith atteint par le siècle en matière de moustache ; mais peut-être le sujet devra-t-il être traité dans une autre chronique.


« Le Désespéré » nous invite à suivre Joseph Marie Caïn Marchenoir, double à peu près exact de Bloy. Marchenoir est à quarante ans passés un écrivain pauvre, dont les tribulations renseignent peut-être mieux sur la vie de l’auteur, qu’une autobiographie stricte.


Le ‘roman’ « Le Désespéré » se range en effet dans la catégorie trouble des narrations qui se forcent, et l’on sent à chaque page que Bloy prétexte la fiction pour décharger, sous le fer de son style, le CRI terrible qu’il ne peut retenir une seconde de plus au fond de sa gorge.


Lire « Le Désespéré », c’est lire la retranscription de ce cri. Il est rare d’éprouver, à la découverte d’une œuvre, cette sensation de gifle qui, dans l’épaisseur des lignes, s’actualise. Ce n’est plus une hache qui fend la mer gelée, c’est un marteau-piqueur (de marque allemande si possible) qui percera jusqu’au noyau de la terre, pour s’y dissoudre.


La vie de JMC Marchenoir -aka BLOY- dans « Le Désespéré » est traitée en trois temps : jeunesse, foi, guerre -dans le sens de « guerre contre la mondanité ». Ces trois temps structurent le récit.
La vie est une chienne, rappelle opportunément un sage de notre époque, pour « ces êtres miraculeusement formés pour le malheur ». Le ratage, la guigne, l’insuccès chronique, dans quelque entreprise – à l’inverse des opérations par lesquelles Zinedine Zidane, pourtant chauve, transforme tout ce qu’il touche en or- caractérisent Marchenoir. Les êtres susceptibles de lui communiquer un peu de tendresse tombent aussitôt, foudroyés. Voici par exemple ce qui est dit après la mort de son fils :


« La destinée, jusqu'alors simplement impitoyable, se manifesta soudain si noirement atroce, si démoniaquement hideuse, que le hurlement identique d'une éternité de damnation put être défié d'exprimer la touffeur de désespoir d'un plus hermétique enfer ! »


Le style de Bloy abonde en épithètes. C’est que toutes les nuances de la langue sont insuffisantes pour dire la souffrance vécue. L’auteur confirme plus loin : la vie de Marchenoir est « triste par-delà toute hyperbole ». Cent ans plus tard, à l’inverse, on aura la réplique neutre et blanche, résignée, du « monde (comme) souffrance déployée » (M. Houellebecq, Rester Vivant, 1991).


A la mort de son père Marchenoir effectue un séjour dans le monastère de la Grande Chartreuse. L’occasion pour Bloy d’exposer son rapport à la religion. L’auteur prône un retour à un catholicisme viril, suranné, que lui appellerait d’ailleurs le seul et unique, le véritable –la question de l’intégrisme de Bloy est un sujet qu’il conviendra de discuter au cours d’un séminaire de onze heures-

Un catholicisme à dix mille lieues des arrangements d’Eglise avec la société libérale naissante.
C’est que l’intransigeance de Bloy est totale. Elle contamine -purifie ?- son rapport au monde. Rejette toute édulcoration. Bloy croit au rehaussement des peuples à travers les préceptes du Christ. Bloy fait partie de ces âmes pour qui le progrès ne peut être que moral.


C’est à cette source, celle d’une incapacité physique au compromis, que le pamphlétaire Bloy boit. S’explique ainsi le foisonnement d’anathèmes auxquels Marchenoir se livre, et qui giclent au visage des « aérolithes mondains de peu de fulgurance ». Ces jets de l’ « exceptionnelle sincérité d'une âme ardente comprimée, jusqu'à l'explosion, par toutes les intolérables rengaînes de la médiocrité ou de l'injustice » composent le style de Bloy. Ce sont « des bondissements d'épithètes, des cris à l'escalade, des imprécations sauvages, des ordures, des sanglots ou des prières »


Malheur à celui qui en est la cible : observons, pour s’en convaincre, ce qui est dit à propos d’un journaliste collègue de Marchenoir, au journal Le Basile :


« Ses cheveux, qu'il porte encore plus longs que Chaudesaigues, et qui flottent sur l'aile des vents, fécondent l'espace à la plus imperceptible nutation de son chef. »


Et d’un autre :


« Une hystérie maladive, d'ordre effrayant, est l'insuffisante explication de cette fureur qui n'irait à rien moins qu'à contaminer la lumière. C'est à se demander si l'exécration physique de la blancheur n'est pas pour quelque chose dans l'inconcevable débordement de son écritoire. »


Et d’un troisième :


« Cymbale sensuelle et ne vibrant qu'aux pulsations venues d'en bas, il était admirablement pourvu de tous les tréteaux intérieurs, par lesquels une âme élue de saltimbanque prélude, d'abord, au vacarme fracassant de la popularité. »


C’est le dernier tiers du livre. Une galerie de portraits en décomposition. Liste infinie. Bloy ne peut s’en empêcher. Cela aussi participe à la viscosité narrative, où la diatribe prend le pas sur le récit.
Mécanisme terrible cependant, que ce tropisme à la chicane. Car le pendant à l’art de se faire des ennemis, c’est d’en subir les tragiques conséquences. Stratégie douteuse, surtout quand on est un contre mille. Surtout quand on crève la dalle. On trouvera une analogie avec le « martyre permanent » auquel aspiraient les stylites, ces ermites de début d’ère du christianisme. C’est dans une similaire recherche, consciente ou non, sans doute, que se niche l’héroïsme de Marchenoir : avoir un idéal et le défendre, quoiqu’il en coûte. Quitte à mordre la main nourricière.


Marchenoir trouve logiquement le martyr, dans le supplice de son existence. Cette dernière s’achève d’ailleurs comme prévue, dans la plus noire misère : Marchenoir meurt comme un chien, seul, et sans absolution.


Dans « Le Désespéré » on est frappé par l’intensité de la révolte, touché par elle, comme Bloy a été touché dès le berceau par la grâce d’une furie. Cette verve, cette « opulence de rage », on la retrouvera plus tard chez Céline ou Bernanos.


Feuilletez donc ce livre qui, du point de vue de l’art, est une veine.

PrinceChtch
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le 31 mai 2020

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