Je ne parlerai pas ici du film. Je ne dirai par à quel point j'adore le chef d’œuvre de David Lean. Je ne mentionnerai même pas le fait que le film n'est finalement l'adaptation que d'une partie du roman, laissant tout le début de côté (enfin, il y a quand même toute une étude à faire sur le fonctionnement de cette adaptation).
Ma première rencontre avec le roman de Pasternak s'est faite... dans un roman du grand écrivain albanais Ismaïl Kadaré. Dans Le Crépuscule des Dieux de la Steppe, Kadaré raconte comment ce roman, interdit par les autorités soviétiques, circulait sous le manteau, souvent par bribes uniquement, quelques pages qui valaient alors de l'or. Car, au-delà de son aspect littéraire, lire Le Docteur Jivago, c'était faire acte de résistance. C'était une opposition ouverte face au régime qui dirigeait l'URSS.
Mais de nos jours, alors que la lecture du roman de Pasternak n'est plus un engagement politique, nous pouvons mieux nous concentrer sur son aspect littéraire.

Docteur Jivago suit la génération de la Révolution. Ceux qui étaient adolescents pendant la révolution de 1905, révolution qui a été, pour certains, le premier engagement politique. Et ces mêmes personnages se sont donc retrouvés, douze ans plus tard, jeunes adultes, au cœur de cette année 1917 si riche en événements. Puis pendant la Guerre Civile, qui occupe toute la seconde moitié du roman.
La volonté de Pasternak est clairement de recréer toute une époque, montrée sous différents aspects. Par conséquent, il va multiplier les personnages. Et c'est là que ça commence à dérailler. Le roman est très long à démarrer, car l'auteur nous présente tout le monde en même temps. Le lecteur est un peu perdu au milieu de toute cette foule. Et puis, surtout, changer de personnage toutes les cinq pages, ça ne favorise pas l'attention.
On a donc une première centaine de pages qui est d'un inqualifiable ennui. Fort heureusement, ce défaut disparaitra au fil du roman, qui se focalisera sur Jivago seul. Mais, de temps à autre, dès qu'un nouveau personnage apparaitra, on aura droit à sa biographie expresse, d'autant plus inutile que ce personnage sera mort avant qu'on ait pu retenir son nom.

Jivago. Parlons-en, justement. Pasternak a fait de son personnage un témoin des événements. Dans un premier temps, Jivago est plutôt favorable à la Révolution, convaincu qu'il est nécessaire de mettre fin aux injustices de la société russe. Il y met même de la bonne volonté, prêt à faire des sacrifices dans son logement ou sa façon de vivre. C'est la guerre civile qui va changer la donne. Jivago veut rester un témoin, un spectateur; il est surtout animé par la force d'inertie. Or, il va se retrouver dans une situation qui l'obligera à s'engager. Dans ce combat entre Blancs et Rouges, tous ceux qui ne sont pas voués corps et âme à une cause sont considérés comme des traitres, et donc abattus. Jivago ne peut pas faire ce qu'il veut, c'est-à-dire faire pousser ses patates et ses enfants. Il doit apporter sa contribution à la guerre, dans un camps ou dans l'autre.
C'est là que le récit va donner une image très négative. La guerre civile est montrée dans toute son horreur : villages brûlés, tortures et exécutions, privations de la population, et les immenses espaces de la taïga transformés en champs de bataille. La description que fait Pasternak de la Révolution était finalement plus sereine.
On voit bien que Pasternak a vécu tout cela : ses descriptions des événements sont très documentées et sensibles.
Quant à Jivago... il se révèle finalement tiède, mou. Il se laisse porter par les événements sans vraiment réagir. Et puis, il a un goût horripilant pour l'équilibre : il cherche constamment la stabilité et la justice dans un monde en mutation, injuste et frénétique. Il est un peu bêta, en somme.
En fait, parmi les personnages, seuls deux sont vraiment intéressants. Strelnikov, Sorte d'aventurier criminel qui parcourt la campagne russe à bord de son train blindé à la recherche des Blancs pour les achever sans merci, il fait l'objet de nombreuses légendes. Personnage ambigu, complexe, aux nombreuses zones d'ombre, on le voit peu mais c'est à chaque fois un plaisir. Et Evgraf Jivago, demi-frère du docteur, personnage mystérieux lui aussi et que l'on ne verra que trois fois dans le livre.

Fidèle à sa logique, l'auteur va aussi multiplier les aspects de son roman : politique, poétique, tragique, mélancolique, tout y passe. La fresque épique alterne avec le drame personnel. Et, constamment, j'y ai vu l'influence de Guerre et Paix. Comme si Pasternak avait voulu faire une version "XXème siècle" du roman de Tolstoï. Les emprunts sont tellement évidents qu'on frôle le plagiat. Et, dans un tel cas, mieux vaut lire l'original plutôt que la copie. Car Pasternak n'arrive pas à la cheville de Tolstoï, tant dans le lyrisme ou l'épique que dans la réflexion. Dans Jivago, on a bien, de temps à autres, quelques dialogues philosophiques ou politiques, mais ça ne vole pas bien haut, l'objectif final du docteur étant toujours de mener une petite vie tranquille avec sa famille.
La nature a une place très importante dans le roman. L'amour éprouvé par les personnages est grandiose car il participe de l'harmonie de la nature. A l'inverse, la guerre civile (et finalement tout l’État Soviétique) est horrible avant tout parce qu'elle est destruction de la nature. Lara, elle, est tour à tour comparée à un arbre ou un cygne.
Quant à ceux qui, influencés par le film, chercheraient le grand romantisme de l'histoire d'amour entre Jivago et Lara, ils ne pourront qu'être déçus. Les deux personnages ne sont réunis qu'au-delà de la 500ème page (sur les 700 que contient le roman), et leur idylle est surtout prosaïque, marquée par une absence complète de romantisme (ce qui est un choix délibéré de l'auteur, apparemment).
Enfin, et c'est flagrant lors des deux dernières parties, ce roman est bel et bien un projet politique anti-soviétique. La Révolution et l’État Soviétique sont finalement accusés de tous les maux.

Au final, le roman se laisse lire assez facilement (une fois qu'on a dépassé les laborieuses cent premières pages) mais sans susciter une grande ferveur ni une quelconque admiration. Et si le Prix Nobel a été décerné à Pasternak sur la base de ce seul roman (Docteur Jivago a été publié en 1957 et le Prix a été donné à l'auteur en 1958), alors il faut en chercher les raisons ailleurs que dans le simple intérêt littéraire, qui est ici très limité.
SanFelice

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