C'est un roman célèbre et j'avais évidemment vu (deux fois) le film que David Lean en a tiré. Je savais qu'il avait valu à Pasternak le prix Nobel de littérature. Je l'ai donc commencé avec un oeil plutôt critique, vite agacé par les bourdes, fautes d'orthographe ou typographiques que comporte sa version française sortie par Gallimard en 1958, juste quelques mois avant l'obtention du fameux prix par son auteur.
Je dois dire que je ne suis pas un grand connaisseur de la littérature russe, le seul écrivain russe que je connaisse plutôt bien étant Dostoïevski (et le dernier roman lu de lui, il y a des lustres, étant Les frères Karamazov). J'ai néanmoins très vite senti que je lirai le gros roman de Pasternak jusqu'à sa dernière page. Je suis entré presque immédiatement dans cette histoire. Son ton, sa construction m'ont très vite captivé. Pour autant, ce n'est pas, je crois, un roman qu'on dévore. Il m'a fallu un bon 45 jours pour le lire. J'en lisais dix, vingt, trente pages et puis je m'arrêtais et je laissais les pages lues, l'information dispensée s'enfoncer en moi, en mon cerveau occidental (ô combien !), lui laissant le temps de traiter et digérer ce que j'avais lu.
C'est un immense roman, embrassant 45 années historiques de l'immense et fascinant empire russe, d'un peu avant 1905 à 1950, et donc de l'époque de Nicolas II, dernier tsar de Russie à celle où Staline (jamais nommé dans le roman) régnait en maître sur l'URSS (Union des Républiques Socialistes Soviétiques). Un roman, dont la grande affaire est la Révolution Russe de 1917, mais qui la raconte en filigrane à travers ceux qui la subissent, une Révolution Russe bien plus tardive, mais tout aussi révolutionnaire et probablement plus sanglante encore que la Révolution Française de 1789. Une révolution russe qui dégénéra en guerre civile entre Rouges (bolcheviks) et Blancs (forces bourgeoises contre-révolutionnaires).
Le roman couvre donc quarante-cinq ans d'histoire russe, rarement la grande, presque toujours la petite, une histoire racontée à travers les vies et souffrances de plusieurs dizaines de personnages avec lesquels Iouri Andréiévitch Jivago, le héros éponyme : docteur et poète, grandit, vit et meurt, personnages qu'il fréquente ou croise ou avec qui il se lie d'une manière ou d'une autre et dont certains vont lui survivre.
Le personnage du docteur Jivago, c'est une idéalisation de Boris Pasternak, ce qu'il aurait aimé être, la vie qu'il aurait aimé avoir ; son histoire idéalisée, une histoire nourrie de ce qu'il a vécu, ses rêves ou ambitions, sa famille, ses amis, ses amours... C'est l'image de lui que le poète et traducteur Pasternak, enfin transcendé en romancier, veut laisser au monde.
Le docteur Jivago est une vaste fresque de la Russie, de la révolution "ratée" de 1905 à l'aube des années cinquante, une oeuvre chorale qui, faisant, en tout cas dans ses pages, l'impasse sur les grands faits historiques du demi-siècle russe qu'elle couvre, raconte les répercussions de ces cataclysmes politiques sur le simple quidam, les souffrances du peuple russe emporté par la révolution.
Cette fresque, que le régime soviétique qualifiera d'anti-révolutionnaire quand il en prendra connaissance en 1955-56 (et qui ne recevra l'imprimatur soviétique qu'en 1988, soit 30 ans après que Pasternak eut été nobelisé et 28 ans après sa mort), est racontée en 17 parties (700 pages), qui chacune a sa propre vie, est un petit roman en soi, avec sa propre intrigue, son propre temps historique ; des personnages apparaissant dans une partie, disparaissant dans la suivante, puis réapparaissant cinq ou six parties plus loin. Il y a une bonne trentaine de personnages importants, sinon majeurs, dans le roman, même s'il se focalise surtout sur la vie de Jivago et de sa famille ou de ses proches.
Le docteur Jivago est une oeuvre de longue haleine. Pasternak a mis plusieurs années à l'écrire et il l'a écrit dans les dernières années de sa vie, alors qu'il comptait déjà beaucoup dans le monde littéraire russe, qu'il était un poète établi, un traducteur reconnu. Son roman est une oeuvre d'art. Il l'a conçu, voulu comme telle, se souvenant de ce que Tolstoï (une connaissance et même un ami de son père) lui avait dit, alors qu'il n'était encore qu'adolescent : "Tout passera : argent, situation ; même les empires sont condamnés à disparaître. Seul vivra éternellement le grain d'art authentique que nous aurons semé dans notre oeuvre".
Même si indiscutablement une oeuvre d'art, Le docteur Jivago n'est pas une oeuvre d'art forcément, en tout cas facilement, accessible à tout un chacun. Il faut bien reconnaître qu'un lecteur français moyennement cultivé, à moins bien sûr d'être historien de formation, nage pas mal à la brève évocation de certains faits ou personnages historiques (de l'Histoire russe de la première moitié du XXème siècle), alors qu'ils doivent immédiatement parler à un Russe d'aujourd'hui né et grandi en Russie/URSS. Par exemple, Koltchak et Brest-Litovsk, pour ne citer que ces noms-là, ne m'évoquaient rien quand je les ai rencontrés dans le texte, alors qu'un Russe doit, je pense, savoir immédiatement de qui, de quoi il s'agit.
Le roman reste, néanmoins, parfaitement compréhensible durant ses dix-sept parties et sept cents pages. À la lecture, il n'est pas plus obscur ou confus que Voyage au bout de la nuit ou À la recherche du temps perdu et pas plus difficile à suivre.
Embrassant 45 années de l'Histoire russe, il n'a rien d'un livre d'histoire. Est-ce même un roman historique ? Lénine, Trotski, Staline, etc. ne sont pas cités une fois dans le roman. Pourtant, le roman une fois refermé, on a le sentiment très vif de s'être familiarisé avec l'âme russe, d'être plus proche de ce peuple, d'avoir compris, dans les grandes lignes, les péripéties de ce qu'il a vécu, de ce qu'il a enduré, depuis cette Russie de Nicolas II, déjà rongée par les ferments révolutionnaires (le roman ouvre sur ce temps-là, Jivago ayant 12, 13 ans lors des émeutes populaires de 1905) jusqu'à cette URSS d'après la Deuxième Guerre Mondiale, victorieuse et agrandie certes mais sous la botte d'un dictateur et bâillonnée.
Ai-je dit l'essentiel de cet immense (c'est le qualificatif qui me vient le plus spontanément à l'esprit) roman choral magnifiquement conçu et écrit ? J'étais décidé, en commençant cette critique, à ne pas en faire des tartines à son sujet, à rester synthétique, à faire court. J'espère vous avoir donné envie de le lire. Je répète que ce n'est pas un roman qu'on dévore. Je crois qu'on ne peut le lire que lentement. Et c'est lentement que les différentes intrigues, les différents fils de l'histoire, les différents personnages se mettent en place pour donner une trame dramatique unique. D'une partie à l'autre, l'histoire avance parfois par bonds de deux, dix ou quinze ans. Il n'importe, on suit. Et l'émotion vous gagne page après page et vous habite jusqu'à la fin.
Chacun sera davantage touché par tel ou tel personnage ou moment...
Pour ma part, et je conclurai avec ça, j'ai particulièrement aimé la dixième partie (p. 397 à 423, dans la version Folio) intitulée "Sur la grand-route", vingt-cinq pages prodigieuses dont je ne peux m'empêcher de vous donner un aperçu.
C'est Galouzina, une marchande, qui monologue (et le roman lui donne la parole pour la première fois). C'est la veille du jeudi saint. Elle rentre d'un monastère où elle assistait à l'office. Prise d'un malaise, elle est sortie et, retournant chez elle, est assaillie de tristes pensées : "Ah, quelle misère ! Seigneur ! Pourquoi tout va-t-il si mal ? Les bras vous en tombent. Tout vous tombe des mains, on n'a plus envie de vivre. Pourquoi ? Est-ce à cause de la révolution ? Mais non, voyons ! Tout ça, c'est à cause de la guerre. Toute la fleur des hommes a été tuée ; il ne reste qu'une pourriture de propres à rien et de vauriens. |...|
Tout en ce temps-là avait une plénitude, une harmonie qui vous réjouissait le cœur : l'office à l'église, les bals, les gens, leurs manières, même s'ils étaient des gens simples, des bourgeois, d'origine paysanne, ouvrière. Et la Russie aussi était encore fille ; elle avait de vrais soupirants, de vrais défenseurs, rien à voir avec ceux d'aujourd'hui. Maintenant, rien n'a plus ce poli, ce brillant, il n'y a plus qu'un ramassis d'avocats et d'employés, et toute cette juiverie qui ne sait que remâcher des mots et s'empiffrer de discours. Vlassouchka et ses amis pensent faire revenir le bon vieux temps avec du champagne et de bons vœux. Mais est-ce ainsi qu'on regagne un amour perdu ? Pour cela, il faut savoir remuer ciel et terre, soulever des montagnes. |...|
« Toute la cabale est là, pensa Galouzina en passant devant la maison grise. C'est un bouge de saleté et de misère. » Et elle se dit aussitôt que Vlas Pakhomovitch, son mari, avait bien tort d'être antisémite. Ces gens-là ne pesaient pas lourd dans les destinées de la nation. D'ailleurs, quand on demandait au vieux Chmolévitch la raison de tous ces désordres et de tous ces troubles, il levait la tête, faisait la grimace et disait en découvrant ses dents : « Encore ces sales histoires de Juifs. »
Mais vraiment, à quoi pense-t-elle donc ? Qu'est-ce qu'elle va chercher là ? Il s'agit bien de ça ! Est-ce là l'origine du mal ? Non, le mal vient des villes. Ce ne sont pas elles qui font la force de la Russie. |...|"
Je citerais bien toute cette dixième partie (qui, pour moi, illustre parfaitement à la fois l'aspect grande fresque et le sens du détail de ce prodigieux roman, sa vie, sa puissance émotionnelle), mais je m'étais dit que je ferais court...
Boris Pasternak, né dans une famille juive aisée appartenant au monde artistique russe, est mort en 1960, deux ans après que Stockholm lui eut décerné le prix Nobel de littérature, sans avoir pu recevoir ni son prix (et le chèque conséquent qui y est attaché), ni les droits d'auteur des ventes de son livre en Europe et Amérique, les autorités soviétiques du temps l'ayant, de plus, qualifié de "brebis galeuse de l'URSS". Il n'a été réhabilité dans son pays qu'à partir de 1985.