L'histoire littéraire a cela de taquin qu'elle se plaît souvent à déroger à l'adage selon lequel le récit du passé appartient à la plume des vainqueurs. A contrario, la constitution du canon, par l'intermédiaire de la critique, de la presse puis de l'école, passe le plus fréquemment par une phase de réhabilitation d'auteurs moins populaires en leur temps ou, a minima, par une inflexion sévère du regard que l'on portait sur les grandes figures de l'époque ; principe assez constant qui nous a aujourd'hui fait oublier que Voltaire était censé être l'un des plus grands poètes de son temps. Examinons.
Mahomet le prophète est une tragédie en cinq actes, composée par Voltaire dans le courant des années 1730 et créée pour la première fois en 1741, alors que l'auteur partage son temps entre la Prusse et la Hollande pour la période la plus courtisane de son activité littéraire. La courte pièce met en scène un épisode inventé de la vie du prophète de l'Islam au cours duquel celui-ci, en guerre avec les Mecquois, radicalise le fils du roi local, Séïde, qu'il a enlevé nourrisson, pour lui faire abattre son père sans en assumer la responsabilité directe. Voltaire convoque également la structure traditionnelle du triangle amoureux en faisant de Palmire, la sœur et l'amante de Séïde, l'objet du désir de Mahomet afin de doubler, classiquement, l'enjeu politique de l'intrigue d'un enjeu sentimental. Le nœud de la pièce est ainsi censé, par-delà le contexte décentrant emprunté à l'histoire musulmane, critiquer largement la manière dont le discours religieux est utilisé pour faire naître et exploiter le fanatisme chez les âmes jeunes donc faibles, selon le dramaturge.
Je ne prendrai pas le pli de critiquer ici la pièce sous l'angle de son irrévérence envers l'Islam, exécré mais méconnu par l'écrivain qui n'a pu l'approcher, semble-t-il, que par une bien lacunaire traduction du Coran en anglais et une étrange biographie d'histoire symboliste de Boulainvilliers. Le Mahomet de Voltaire est un pur personnage distinct du Mohamed historique et / ou du Mohamed des musulmans, un personnage-écran qui plus est, et a vocation à être traité comme tel, par la pièce en premier lieu. Voltaire le rapproche d'ailleurs dans son paratexte de Tartuffe, assumant de faire par là de la typologie.
Ce qui coince fondamentalement dans ce Mahomet, c'est l'incapacité totale du poète à se hisser à la hauteur de la complexité psychologique et morale qu'exige le personnage de tragédie. La tragédie est un art d'équilibriste périlleux dans lequel l'homme ou la femme qui incarne une idée sur les planches doit montrer assez d'humanité, de singularité, pour répondre à notre intimité mais aussi assez d'abstraction pour être bien représentatif du mécanisme qu'il est censé illustrer. Voulant faire ressentir l'horreur tradique pour le fanatisme de ses personnages, Voltaire fait régulièrement de Séïde et de Palmire, complètement inféodés à leur obéissance pour leur roi-guide, deux personnages au désir d'action flambant qui vont se renforcer l'un l'autre dans une foi parricide ; d'accord. Mais on les verra tout aussi régulièrement, et parfois de réplique à réplique, se mettre à déblatérer d'improbables auto-analyses où ils verbalisent directement leur crainte voire leur haine pour leur prophète avant de se remettre à agir comme des robots en train d'exécuter un programme. Et là, impossible de continuer à y croire tant la situation qui se déroule sur scène est grossière, forcée, improbable. Zopire, écrit pour figurer durant la pièce le bon roi condamné au martyr, passe durant tout l'acte I pour un inflexible suicidaire qui va mettre sa cité en péril par rancœur personnelle, et l'absence de développement ultérieur de ce trait de caractère prouve bien qu'on a là affaire à une maladresse de composition et pas à une tentative de dilemme. Mahomet se présente sur scène comme un taré à la limite de la schizophrénie qui oscille constamment entre la posture du magicien escroc qui ne croit en rien sinon en ses envies et celle du prêtre chargé de conduire sa nation nouvelle fondée sur une morale réactualisée. Là encore, il n'est pas question de masque dont se revêtirait le personnage puisqu'il passe son temps à agir ainsi dans les mêmes moments en face des mêmes audiences.
Globalement, la tragédie est un modèle narratif dont l'horreur doit reposer sur le caractère oxymorique des situations : c'est au sein d'un même cœur que se crée une impossibilité qui nous épouvante parce que le personnage ne peut pas vivre hors de cette tension qui l'étouffe, ses contradictions se bâtissent nécessairement ensemble. Voltaire ne parvient pas à accéder à cette subtile fusion et se contente d'agiter des antithèses sur pattes, des personnages qui passent leur temps à hurler des idées contraires et isolées les unes des autres sans ce liant dans lequel doit naître notre interrogation, notre douleur, notre jugement.
Il n'est guère utile de s'étendre beaucoup sur la dimension formelle de la pièce. Voltaire démarque Racine et Corneille en déroulage de câble automatique, petits quatrains stéréotypés à l'appui, au point de quasiment plagier Horace lors de l'impromptue tirade de colère de Palmire à la fin de la pièce, un délavé bien pauvre de la haine de Camille ; sans, évidemment, parvenir jamais à atteindre la sévérité inquiétante du premier ni la passion vénéneuse du second.
Comme presque toujours dans la première moitié de notre triste XVIIIe, les idées ont percé la peau pour manger la chair de l'intérieur, nous laissant bien anxieux face à une danse macabre inquiétante d'épouvantails grimaçants.
L'art (celui qui vaut le coup) est une polymérisation compliquée du pensé et du compris.