Voilà typiquement le genre d'ouvrage qui vous permettra de savoir si oui ou non vous êtes un historien.
Si vous ne l'êtes pas, vous vous lasserez de ce livre qui ressasse les mêmes passages du procès d'un meunier du Frioul tenant des propos hérétiques, et vous passerez un mauvais moment en vous disant que c'est de l'enc*lage de mouches. Si vous êtes historien, vous serez complètement pris par ce raisonnement qui se donne lui-même à voir, et se permet au passage de donner ses lettres de noblesse à un genre nouveau en soi : la micro-histoire.
C'est un livre qui ne se prête pas facilement à la synthèse, mais je vais essayer d'en résumer les grandes lignes.
En 1583, un meunier du village de Montereale dans le Frioul (nord-est de l'Italie) est dénoncé par le curé à l'Inquisition, qui l'interroge. Cet homme, Domenico Scandella, mais ici appelé par son surnom Menocchio, n'est pas un marginal, il est bien intégré. Il lit. Mais il soutient des thèses qui déplaisent à l'Eglise : Dieu et les anges auraient émergé du chaos comme les vers émergent d'un fromage trop fait, puis serait venu le reste de la création. L'âme mourrait en même temps que le corps, et les sacrements, ainsi que l'autorité accordée à l'Eglise, n'aurait aucune valeur face aux commandements du Christ d'aimer son prochain et de faire le bien. Enfin, la foi catholique ne serait pas plus vraie que les fois juives ou mahométanes. Et il n'y aurait rien après la mort.
Menocchio sera condamné à deux ans de prison avant de pouvoir retourner chez lui avec obligation de porter un habit le désignant comme hérétique repenti, puis il subira un dernier procès après dénonciation qui lui vaudra le bûcher.
Rien de si notable, me direz-vous. Une jolie anecdote. Mais là où cet ouvrage devient passionnant, c'est que Menocchio est un homme du peuple, mais un homme qui lit. Et il défend ses convictions en citant les ouvrages. Des ouvrages dont plus de la moitié lui ont été prêtés, ce qui donne un aperçu rare de la diffusion de la lecture à cette époque où un siècle d''imprimerie a démocratisé le savoir.
Mais ce n'est pas tout, et c'est là que Ginzburg est vraiment brillant. Menocchio n'est pas le produit de ses lectures. En réalité, il a souvent déformé, interprété tendancieusement, voire compris de travers les ouvrages qui lui permettent de se former sa cosmogonie fromagère. Des voyages de Jean de Mandeville, il a tiré la relativité des savoirs. Mais concernant les ouvrages religieux qu'il invoque, il les tire systématiquement dans le sens d'une remise en cause de l'Eglise qui profite des pauvres, appelant à une utopie paysanne égalitaire.
Et c'est de cette déformation entre les livres lus et la réappropriation qu'en a fait Menocchio que nous pouvons déduire l'existence d'une culture populaire qui autrement nous échappe.
Le génie de Ginzburg est donc, à partir d'un cas hors-norme, à la limite de l'anecdote, d'arriver à inférer des choses générales. L'auteur montre aussi sa parfaite connaissance des archives de cette région et de sa civilisation matérielle pour mettre en contexte et tirer tout le jus que l'on peut tirer de la source.
C'est au fonds un magnifique exemple d'étude critique d'archives. Ginzburg montre une recherche qui se fait en action, en revenant plusieurs fois sur tel passage pour en corriger l'interprétation à la lumière de recherches annexes qui aident à les contextualiser. Le tout avec une prudence qui évite les raccourcis faciles et privilégie le local.
Un très bel exercice intellectuel, qui est devenu à juste titre un classique. A noter deux préfaces successives (une de la première édition, une de 2011, ainsi qu'une introduction de Patrick Boucheron pas très utile mais fort agréable.