« J'ai dit que, selon ce que je pensais et croyais, tout était un chaos... et ce volume peu à peu fit une masse, comme se fait le fromage dans le lait, et des vers y apparurent, qui devinrent les anges ; et la très sainte majesté voulût que ce fussent Dieu et les anges ; au nombre de ces anges il y avait aussi Dieu créé lui aussi de cette masse en même temps ».



En feuilletant des procès d'inquisition de la région du Frioul, en Italie du nord, Carlo Ginzburg fait la rencontre d'un personnage qui, sans qu'il le sache tout de suite, sera l'unique objet de son ouvrage : Menocchio, meunier du petit village de Montereale, condamné par deux fois à la fin du XVIe siècle pour hérésie. Sans originalité au premier abord, alors que la Contre-Réforme déchaîne une vague de répressions sur les déviances de tous bords, le cas Menocchio se singularise à mesure que l'auteur tente de tracer l'origine de ses idées en matière de foi. Les propos qu'on le voit tenir lors des audiences d'inquisition – premier fait frappant – sont peu compatibles avec les hérésies qui ont cours à l'époque, anabaptistes, luthériens, calvinistes, catharisme attardé, que sais-je encore... Finalement, chose incroyable en un siècle où l'imprimerie ne fait qu'entamer l'illettrisme généralisé, ce sont ses propres lectures, mâchées et remâchées dans son « cerveau subtil », qui ont inspiré au meunier toute sa doctrine étrange, dont cette cosmogonie farfelue qui inspirera le titre de l'étude. Lectures personnelles et désordonnées de livres glanés au hasard, au gré des fortunes qui les conduisent à lui, religieux et profanes, où la Bible en langue vulgaire côtoie le Decameron de Boccace. Personnage étonnant donc que ce Menocchio, exubérant, singulier, exemplaire unique de sa propre hérésie, dont le cas devrait empêcher de couvrir des larges pans d'histoire culturelle, mais qui ne décourage pas le non moins singulier projet de Carlo Ginzburg, premier d'un genre à grande postérité, la microstoria.



Partant de « l'écart » existant entre les propos du meunier et les livres qui ont nourri son intellect bourru de paysan frioulan, l'auteur se met en quête du prisme particulier dont Menocchio s'est servi pour incuber et digérer à sa façon ses lectures, jusqu'à former en lui des opinions si tranchées, si insolites sur le Christ, les sacrements, les serviteurs de l’Église et autres grandes notions de l’exégèse biblique. C'est une plongée dans le substrat indéterminé, faute de sources réellement tangibles, de la culture populaire, celle des gens de peu, des oubliés et des persécutés, que les sentences du Saint-Office d'Aquilée laissent affleurer bien malgré elles quatre cents ans plus tard. Ambition originale pour l'époque (1976), quand un François Furet estimait pour sa part que « la documentation concernant les classes non privilégiées était nécessairement d'ordre statistique », ce que n'aurait point renié par ailleurs un Le Roy Ladurie, un Pierre Chaunu, un Ernest Labrousse. Cette originalité suffit déjà à forcer la curiosité du lecteur, si ce n'est que Le fromage et les vers bénéficie aujourd'hui d'une réputation hors du commun, et force est de constater qu'il se démarque avant tout par une étonnante facilité de lecture, malgré l'exigence apparente du sujet.



Cela tient peut-être à l'organisation du livre, divisé en sections courtes et nombreuses, qui nous éloigne considérablement du plan dialectique plus traditionnel, plus commun dans la discipline, mais qu'importe. On suit très agréablement cette navette que l'auteur conduit entre les sordides interrogatoires d'inquisition et la maigre et précieuse bibliothèque du meunier. Je reste particulièrement touché, attendri même, par les passages consacrés aux Voyages de Jean de Mandeville, dont les témoignages laissés sur des civilisations lointaines et inconnues, ont permis de développer chez Menocchio un esprit de tolérance absolument étranger à son milieu et à son temps, un crédit offert à toutes les croyances qui ouvre considérablement son « univers mental », le rapproche presque d'un Montaigne, et qui atténue chez lui ce besoin que l’Église éprouvait encore de convertir le monde à grands coups de verge. « Dieu le Père a de nombreux enfants qu'il aime, c'est-à-dire les chrétiens, les Turcs et les juifs, et il leur a donné à tous le désir de vivre selon sa loi, mais on ne sait pas quelle est la bonne. C'est pourquoi j'ai dit que, né chrétien, je voulais rester chrétien, mais que si j'étais né Turc je voudrais rester turc », déclare-t-il à ses bourreaux effarés.



Mais au fil de son enquête, Carlo Ginzburg se rend compte bien rapidement que ses méthodes le conduisent à une impasse, que sa lecture comparée ne suffit pas à reconstituer les méandres tortueux et bigarrés qu'ont empruntés les pensées de son meunier. Il s'en remet finalement au fond de culture orale, paysanne et populaire qui, de son avis, aura le plus sûrement déterminé les voies de compréhension et de transformation des matières savantes, celles-là même qui, bien qu'elles ne fussent pas crées pour lui, tombèrent malgré tout entre ses mains astucieuses. Toutefois l'auteur ne s'attarde guère à la définition et au développement de cet ethos populaire qui envahit soudain le propos. On éprouve alors une légère déception à voir terminer ainsi un ouvrage qui ne semble commencer qu'à sa conclusion.

Pastoure
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le 30 oct. 2024

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