C’est la fin du monde.
La fin du monde tel qu’on le connaît.


Une pandémie décime l’espèce humaine, les morts font la une de tous les journaux, s’affichent sur toutes les chaînes. Dans ce décorum si terriblement réaliste, la caméra zoome. Sur Christian d’abord, un Californien avec le soleil de Los Angeles dans les cheveux. Il fait l’amour sur la plage. Il est beau. Sur Jonathan ensuite, un professeur français avec dans les iris les éclats de la Seine sous l’indifférence du ciel. Il parle de Duras et de Nabokov au garçon qui vient de jouir en lui.


Entre les deux hommes, un schisme océanique, mais aussi La mort à Venise, de Thomas Mann, tel un étrange lien de mots, la mise en abîme d’une obsession à venir.


Zoom arrière.


Sous la plume unique de Tadzio Alicante, les deux acteurs évoluent dans leurs mondes parallèles, des mondes de doutes et de sexe, de peur et de désirs, de futurs incertains semés de signes annonciateurs.


Transition par le vide, entracte. La scène se vide. Les deux acteurs restent dans la lumière. Épiphanie. Ils se rencontrent. Les fragments de leur histoire nous sont jetés tels des miettes de pain, des flashs. Désir puzzle, amour en morceaux, tessons de jouissance.


Entre Chalendon et Ernaux, entre Duras et Despentes, l’auteur nous livre l’histoire superbe et sans concessions de la jonction de ces deux trajectoires. Débarrassée de ses fioritures, déshabillée jusqu’au xylème, la poésie ici est brute, minérale. On retourne à l’essentiel : le mot. Sa valeur. Sa couleur. Le poids de ses lettres sur la langue.


« Je ne fais pas que l’écrire, je le prononce également. Prononcer son prénom, CHRISTIAN, à chaque seconde. Le scander encore CHRIS-TI-AN et encore CHRIS-TI-AN jusqu’à ce qu’il perde sa valeur (non) et sa signification (jamais) CHRIS-TI-AN CHRIS-TI-AN CHRIS-TI-AN CHRIS-TI-AN CHRIS-TI-AN CHRIS-TI-AN CHRIS-TI-AN.
Puis j’ai cherché des mots pouvant rimer avec son prénom mais rien qui ne me satisfasse. Soudainement, comme une évidence, un trésor caché sous mon nez mais invisible : JonathAN — ChristiAN. Nous rimons. Joie hallucinée s’emparant de mon cœur et de mon corps. »


Alicante ne raconte pas : il montre, il dessine, il filme. Organiques à l’extrême, ses lignes sentent la mer, le sperme et cette chaleur inouïe, celle du ciel en feu, celle des corps qui se percutent, entre désir et amour – y a-t-il une différence ? Quelle importance après tout… – celle du brasier qui couve dans la poitrine de Jonathan. Elles portent la couleur dorée de Christian.


« L’alcool a endormi sa tête qui sommeille entre mes cuisses. Elle semble morte. Ses paupières qui tirent sur le violet couvrent le ciel bleu que son regard propage partout habituellement. À un moment, je cède et deviens hérétique. Je commets un sacrilège, je touche l’idole et passe une de mes mains dans ses cheveux d’or. Ils s’accrochent à elles et sont gluants comme du sperme frais. »


De la fulgurance du plaisir aux affres sans fin du manque, de l’acédie de l’obsession qui creuse les entrailles à l’ivresse extatique des retrouvailles, l’auteur dissèque les sentiments sous scialytique, coups de scalpel lyriques sur le corps de Jonathan, un corps en déroute, qui ne vit, ne pense, ne respire plus que pour lui, Christian, son Christ, son étoile.


« Christian, écris-moi davantage. Je ne veux pas qu’on ait pitié de moi car je sais ma fatalité, je la sais et je la répéterai comme une formule usée d’avoir été trop dite : je suis de la race de ceux qu’on abandonne, qui attendent et meurent. »


Il est de ces livres que l’on a du mal à décrire tant il déflore un territoire encore vierge ; Le garçon from L.A. est de ceux-là. Le style, la construction, tout ici porte une patte unique et nouvelle. Portée par une plume d’un talent inouï, ce roman se lit comme on regarde défiler des diapositives, comme on avale gorgée après gorgée un vin plein de soleil. Impossible de lâcher cette œuvre, cette histoire qui vous transporte, vous bouleverse, au point de pouvoir ébranler ce que vous croyiez être vos goûts en matière de lecture. La qualité extrême de l’écriture d’Alicante, tour à tour tranchante, vibrante, et sensible, se révèle dans toutes ses nuances au sein de ce tout premier roman qui en appelle beaucoup d’autres. Chaque mot est à sa place, chaque phrase est dénudée sous nos yeux, et j’ai appris une nouvelle définition du beau en écriture. Nul besoin de verbiage quand on maîtrise le verbe, l’auteur nous le démontre avec maestria.


Une œuvre magistrale, à lire un soir de canicule.
Un coup de cœur.


Un coup au cœur.

GabrielKevlec
10
Écrit par

Créée

le 18 mars 2022

Critique lue 11 fois

Gabriel Kevlec

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