Décidément Ismaïl Kadarè enquille les chefs d'oeuvres littéraires. Ce livre est sublime et captivant.
Un général arrive en Albanie, terre montagneuse, pluvieuse, inhospitalière. On comprend qu'il vient récupérer les corps des soldats italiens envoyés par le fascisme envahir l'Albanie. Il a une liste, avec la taille des corps, et compte aussi sur les médailles de la Vierge qu'on donnait aux soldats italiens. Il est accompagné d'un prêtre qui a connu l'Albanie en guerre et parle la langue, d'un ingénieur albanais et d'une troupe de cinq travailleurs, encadrés par un ancien partisan albanais. Avec leur voiture et leur camion, ils sillonnent le pays, déterrent et identifient les cadavres, à la recherche notamment de la dépouille du colonel Z. (1, 82 m), chef du terrible "Bataillon Bleu". En terre étrangère, sous le regard de la population curieuse et impénétrable, le général et le prêtre, qui tombent sur deux homologues allemands, se font des réflexions sur l'Albanie, sur la guerre, sur le devoir aux morts, sur le passé. Les incidents s'enchaînent : touchant journal de déserteur retrouvé par un paysan qui ramène le corps qu'il avait enterré lui-même, tag ambigu sur le mur d'un cimetière, corps déterrés et emportés par erreur par l'équipe allemande, mort du chef des ouvriers, probablement d'infection, etc... A la fin du voyage, le général, qui n'a pas trouvé le corps du colonel Z., va assister à une noce, et badin, se met à danser, provoquant le scandale d'une vieille, qui part et revient quelques heures après avec un sac contenant le colonel, qu'elle a tué de ses mains après qu'il ait violé sa fille. Paniqué, désarçonné, le général décide le prêtre à partir en catastrophe, et lorsque la voiture a un problème mécanique sur la route, jète le sac dans une gorge, le croyant maudit. Les courts chapitres finaux sont consacrés aux préparatifs du départ.
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Quelle belle idée de départ ! C'est une manière moderne et en même temps très littéraire de revenir sur la guerre de partisans de l'Albanie, et de s'interroger, à travers le regard d'un étranger, sur le rapport des Albanais à la guerre, aux armes. Et l'idée de génie de Kadaré a été de choisir pour cela un être obtus, imbu de sa mission, un naïf trop prompt à asséner aux autres ses idées préconçues. Le tandem du prêtre et du général est intéressant, car ils n'arrivent pas à communiquer, de même que les tentatives du général pour comprendre les Albanais seront toujours maladroites, à cause de son filtre culturel et moral, oscillant entre le dictionnaire des idées reçues et le viveur inconséquent et fat. Le constat, en repartant, est forcément un constat d'échec. Mais si critique il y a, elle va dans les deux sens, avec notamment des "mots de paysan" montrant l'arriération des Albanais sur certains plans.
Surtout, on a de beaux passages sur une noce albanaise, sur la mentalité paysanne profonde, sur les paysages de la côte... Le livre est précis quand on s'approche des villes, mais sinon se déroule dans des lieux sans nom, où les traces de la guerre s'estompent. Il y a des allusions légères au communisme naissant. Au faisceau que les Italiens ont voulu tracer dans l'urbanisme de Tirana vue du ciel, et que les communistes ont dissimulé quand ils s'en sont rendus compte.
Il y a aussi un grand nombre de moments qui développent un sentiment de l'absurde, comme ces fouilles de tombes à côté d'un stade où l'on joue au football, ou au bord d'une route fréquentée, ou sur les lieux du crash d'un avion italien, d'un pont qui a sauté, etc... Les vivants côtoient la mort, mais en lui tournant le dos.
C'est un roman très riche, très fluide et très habile, et il serait bien prétentieux de vouloir en faire une critique complète ici, mais lisez-le ! C'est un grand livre.
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