Un plaidoyer pour la science qui risque de ne toucher que les convaincus

Voici un opuscule ou pour mieux le nommer un tract qui provoque en moi des sentiments mitigés de soulagement et de consternation. Les évidences qu’il énonce me paraissent aller de soi : faut-il vraiment, au XXIe siècle, écrire un bouquin, même court, pour expliquer que non, il ne suffit pas de contester une vérité scientifique dont les conséquences heurtent nos croyances ou nos intérêts pour remettre en cause sa validité ? Ne devrait-il pas être admis une bonne fois pour toutes qu’une théorie scientifique, si elle est par définition réfutable, ne peut l’être que par des arguments eux-mêmes d’ordre scientifique et qu’il ne suffit pas que des armadas de non spécialistes la contestent pour qu’on les prenne au sérieux ? Que le scepticisme généralisé qui tend à considérer la science comme un ensemble de "conventions sociales contestables" devrait en toute logique se heurter aux résultats engrangés par la recherche ? Hélas, je fais chaque jour ou presque l’amer constat que ces évidences sont combattues de manière de plus en plus systématique et bruyante, notamment sur les réseaux sociaux, par les sceptiques et les conspirateurs de tout poil, si bien qu’il puisse effectivement sembler utile de les réaffirmer encore une fois.


Avec pédagogie, Étienne Klein, physicien et philosophe des sciences, réfute, l’un après l’autre, les arguments brandis par les tenants du soupçon généralisé. Eh oui, il se peut qu’un scientifique se trompe, mente ou triche par narcissisme ou par intérêt. Mais la science naît de la confrontation d’idées, revues, contestées, discutées par des pairs et non des affirmations d’un seul. Il est également vrai que les découvertes scientifiques dépendent de facteurs culturels et historiques, voire personnels. Mais est-ce parce qu’elle est née dans ces circonstances particulières qu’une théorie dont la validité a été maintes fois prouvée doit être remise en cause ? Il est également vrai que le discours scientifique a disqualifié d’autres discours, notamment celui des religions dans de nombreux domaines de notre vie, sans que la parole des experts soit, loin s'en faut, plus aisée à comprendre que celle des gourous. Pour autant, notre ignorance doit-elle nous amener à considérer que la place de la science dans nos sociétés est le fruit d’une imposture ? Et si la démarche de Galilée et de Descartes a eu pour effet de couper l’homme de la nature, réduisant celle-ci à un ensemble de ressources disponibles nullement épuisables comme il a pu le croire, le Covid vient nous rappeler cruellement notre "socle biologique". Mais est-ce en renonçant aux avancées scientifiques que nous réparerons les dégâts commis ?


Il faut le reconnaître, les arguments de l’auteur ne manquent nullement de pertinence et son analyse rigoureuse devrait, dans le meilleur des mondes, susciter l’adhésion, même si j’aurais aimé qu’il aborde le problème du financement de la recherche scientifique qui n’en garantit pas toujours l’indépendance, enfin passons. Mais cette analyse sera-t-elle vraiment de nature à persuader les plus sceptiques ? J’en doute, pour plusieurs raisons.


Au début de son ouvrage, Klein identifie les causes du déni : rejet des thèses qui nous déplaisent, propension à parler avec assurance de ce que nous ne maîtrisons pas, confiance immodérée en nos intuitions ou en la parole d’influenceurs. Mais ces attitudes ne sont pas si nouvelles, elles existaient déjà à l’époque pas si lointaine où la science bénéficiait d’un apriori favorable car elle nous semblait pleine de promesses. Ce qui a changé, et Klein le reconnaît par ailleurs, c’est que le discours scientifique n’est plus de nature à faire rêver ou à provoquer du plaisir. L’avenir qu’il laisse entrevoir n’a rien de radieux et plus les années passent sans que rien ne soit sérieusement entrepris pour endiguer les catastrophes environnementales annoncées depuis maintenant 50 ans, plus le discours alarmiste des scientifiques suscite sinon le rejet, à tout le moins le soupçon. Face à cette situation, Klein rejette catégoriquement l’attitude qui nous fait préférer nos chimères réconfortantes à la douloureuse réalité et préconise le courage d’enfin affronter de face les problèmes qui se présentent. Mais pouvons-nous véritablement espérer que l’humanité s’engage dans cette voie uniquement parce que c’est la seule raisonnable ? Je n’évoque même pas ici les résistances d’ordre économique ou l’inertie politique qui mériteraient à coup sûr plus que ces quelques lignes. Comment continuer à vivre, à envisager l’avenir, à faire des enfants si nous pensons que les deux seules options qui s’ouvrent à nous sont l’apocalypse ou le renoncement drastique à notre mode de vie ? C’est ce qui rend si attractives les "vérités alternatives" : le mensonge, surtout s’il est partagé, surtout s’il est relayé par des personnalités charismatiques comme Trump a pu l’être pour une moitié des Américains même lorsqu’il vantait les bienfaits de l’eau de Javel face au Covid, ce mensonge est tellement plus agréable à entendre que la vérité que nous voulons occulter, même si elle finira par nous tomber dessus dans un avenir plus si lointain.


Si l’on veut mettre à mal ces illusions, chercher à convaincre de la validité de la science est une entreprise louable. Mais convaincre n’est pas persuader. Nous savons tous à quel point un récit, une image, parce qu’ils suscitent la peur ou la compassion touchent parfois bien plus qu’un discours rationnel. Pour en revenir au coronavirus, il me parait certain que l’adhésion de la population aux mesures prises suite à la première vague n’aurait pas été aussi massive si nous n’avions pas été profondément choqués par ces images de gens en train de mourir dans les unités de soins intensifs des hôpitaux de Lombardie, encadrés par un personnel hospitalier impuissant et désespéré. Certes, la menace était alors à nos portes et les dégâts dus au réchauffement climatique nous paraissent hélas encore sporadiques ou lointains. Mais nous aurons beau, avec Étienne Klein, déplorer, face à l’urgence de la situation, que l’homme ne réagisse pas de manière plus raisonnable : est-ce justement bien raisonnable de ne pas prendre en compte toutes les composantes de la nature humaine à l’heure où il est plus que temps de provoquer une réaction salutaire de l’humanité ?


Cette disqualification du domaine des émotions, même si je peux parfaitement comprendre l’exaspération qui la provoque, m’amène au second malaise que suscite en moi cet ouvrage. S’il est vrai que l’ignorance affichée sans complexes par les pourfendeurs d’évidences m’horripile au plus haut point et qu’il ne me viendrait pas à l’idée de rejeter les vérités scientifiques dans le domaine où elles opèrent, Klein ne parvient pas à me persuader que seule la science puisse dire le vrai, quand bien même je conçois qu’il ne veuille pas sortir de son domaine de compétences pour approfondir le sujet. L’émotion esthétique, la poésie, les affects, le sens du sacré ne contiennent-ils pas, eux aussi, une part de vérité ? Si depuis la nuit des temps, l’homme cherche à trouver des réponses à des questions d’ordre métaphysique, s’il a un tel besoin de de (se) raconter des histoires, est-ce par obscurantisme ou parce que la seule raison ne peut pas définir la nature humaine et ses aspirations ? Face à ces interrogations, Klein me semble s’en tirer par quelques pirouettes : la preuve selon lui qu’il n’entend nullement opposer science et émotions, c’est ce qu’il nomme "l’érotisme des problèmes" et la jubilation que peut éprouver un scientifique lorsqu’il aboutit dans sa recherche. Mouais, c’est tout de même un peu limité comme champ des affects. On peut sans doute également déceler cette tentative de conciliation dans le titre du livre qui semble établir les liens entre le monde de plaisir et celui de la science. Reste que l’auteur accorde à peine quelques lignes aux questionnements pourtant légitimes que nous pouvons avoir à ce sujet, les reléguant à des discussions de "classes de terminales".


Un jeune public qui pourtant n’est pas à dédaigner car c’est sans doute celui qui, parce qu’il est en train de construire son esprit critique et qu’il est institutionnellement amené à pratiquer la discussion, est sans doute le mieux à même de tirer des enseignements salutaires de la lecture de cet essai.

No_Hell
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste En fin de compte, il se pourrait bien que je meure un jour écrabouillée sous une pile de livres ...

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le 1 juil. 2021

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No_Hell

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