Je me souviens, je dois avoir 13 ans environ.
Vacances chez mes grands-parents à Bayonne où j’ai pour habitude de dévorer chaque livre de la bibliothèque de la chambre. Depuis toujours j’aime lire, et je lis vite, très vite. Naturellement, je finis par épuiser les collections roses, les collections vertes, les contes malgaches, africains, amérindiens, engloutissant les aventures du Club des 5, relisant inlassablement Tintin, Lucky Luke, Rubriques à brac et cie. Je n’ai plus rien à lire. Alors je décide d’aller piocher dans la bibliothèque de la chambre de mes parents.
Un livre retient mon attention. La couverture et ces deux garçons qui me fixent, d’une manière froide, étrange. Et ce titre: « Le Grand Cahier »d’Agota Kristof. Je pense immédiatement à Agatha Christie, me demande si ce n’est pas une erreur, une parodie. Je prends le livre et je l’ouvre.
Le livre est petit, moins de 200 pages et construit en chapitres très courts de 2, 3 pages écrites au présent. « Le Grand Cahier » commence comme une fable, le décor est planté dans un pays qui n’est jamais cité, en proie à une guerre jamais nommée. Je pense à mes cours d’histoire, je pense à la Hongrie et la Pologne, je pense à la Seconde Guerre mondiale mais ça pourrait être n’importe où dans le monde. Je continue de lire. Dès les premières pages, une femme emmène ses enfants, Klaus et Lukas, jumeaux d’une dizaine d’années, à contre-coeur, loin de la « Grande Ville » pour fuir les bombes. Ils partent rejoindre la « Petite Ville » où vit leur grand-mère qu’ils n’ont jamais vue, décrite sous les traits d’une vieille femme, laide, vulgaire et haineuse. Les habitants de la Petite Ville l’appellent « la Sorcière ». Dès les premières pages, les rapports entre les différents protagonistes sont fixés. « Notre Grand-Mère est la mère de notre Mère. Avant de venir habiter chez elle, nous ne savions pas que notre Mère avait encore une mère. Nous l’appelons Grand-Mère. Les gens l’appellent la Sorcière. Elle nous appelle « fils de chienne ». «
Le décor de la fable, du conte est là. Deux enfants perdus, presque orphelins, abandonnés par leur mère, dans un pays inconnu, une vieille grand-mère. Je pense à Hansel et Gretel version moderne, je continue de lire, hypnotisé. Je veux savoir ce qu’il va se passer pour eux. Peu à peu, j’assiste, impuissant à l’ensauvagement progressif de ces jumeaux étranges, semblant ne former qu’un seul esprit, (après tout Lukas et Klaus sont des anagrammes parfaits) et qui s’attachent à s’endurcir, moralement et physiquement à travers des exercices quotidiens. Et c’est ce qui arrive, c’est ce qui se déroule sous mes yeux. Les deux enfants se transforment peu à peu en monstres froids, insensibles, méthodiques. Ils s’enferment dans un monde qui leur est propre, avec leurs règles qu’eux seuls peuvent comprendre, où règne la violence. Ils consignent chaque jour dans un grand cahier leurs visions du monde qui les entoure, la découverte de l’absurdité et la cruauté humaine, les vices et l’horreur d’une guerre, et ceux qui la vivent, vainqueurs comme vaincus. Au fil des pages, le ton est de plus en plus cru, toujours écrit de manière quasi enfantine, de plus en plus noir, je découvre l’immoralité même de l’être humain et rien ne m’est épargné jusqu’à l’ultime chapitre. C’est à la fois beau, dur, et parfois terrifiant, un livre qui me fait plonger dans un monde théâtral où les sentiments ne sont que des faiblesses et où la violence domine tout.
Je referme le livre. Ébranlé. Je n’ai que 13 ans, et ce que je viens de lire m’a retourné le cœur, encore et encore. Chaque mot, chaque phrase résonne encore dans ma tête. Je m’interroge. Comment peut-on décrire l’horreur humaine avec autant de poésie macabre? Comment peut-on sublimer l’horreur au point de tomber amoureux d’un livre?
« Le Grand Cahier » qui est depuis ce jour-là mon ouvrage favori, est le premier d’une trilogie connue sous le nom de « la Trilogie des jumeaux ». Je la relis régulièrement, au point de la connaître pratiquement par cœur désormais. Mais bien que les deux autres livres soient forts, « Le Grand Cahier » reste pour moi un chef d’œuvre absolu, indispensable, dont on ne ressort pas indemne. Je n’ai pas osé regarder l’adaptation en film, de peur d’être déçu, de peur de mettre un visage différent sur Lukas et Klaus, sur la vieille grand-mère, mais il semblerait qu’il soit assez fidèle au récit. Cependant, je vous invite à le lire, avant.
Vincent Lahouze