Lorsque j’étais au lycée, en seconde, et que la principale occupation de mes journées était de savoir qui entre Marie, Camille ou Aurore avaient la plus grosse poitrine, que mes cours se résumaient à écouter d’une oreille distraite un flot ennuyeux d’informations, tandis que je griffonnais sur des feuilles volantes des dessins et des slogans que je pensais ô combien subversifs du haut de mes 15 ans, lorsque j’étais jeune lycéen donc et un petit con d’adolescent rebelle persuadé de tout savoir sur la vie qui m’attendait, notre professeur de français entreprit la mission délicate de nous faire rencontrer Madame Bovary, de Gustave Flaubert. J’ai détesté. J’ai haï Emma Bovary, j’ai eu envie de ressusciter Flaubert pour l’assassiner tout de suite après. Et recommencer, encore et encore. C’était d’un ennui abyssal, de la description des paysages, au vide intersidérale de l’intrigue, en passant par la vacuité des personnages. Lire Madame Bovary était un calvaire. Mais j’avais 15 ans, rappelez-vous. Ma vie se résumait à envoyer des sms à longueur de journée à mes amis, à grand renfort de « LOL » MDRR »‘XD » et autres onomatopées que nous seuls pouvions comprendre. J’avais 15 ans, j’étais pétri d’orgueil et d’idées préconçues sur les femmes. Qu’est-ce que j’aurais pu comprendre à la souffrance d’Emma Bovary, en train de parcourir la campagne en proie à une lassitude extrême, rêvant au grand amour et à la passion qui dévore à la fois l’âme, le corps et le cœur?
Et pourtant.
10 ans après, après quelques claques dans la gueule, quelques leçons de vie apprises, appliquées au fer rouge, et un regard bien différent sur ma situation et surtout celles des femmes, je suis retombé sur Madame Bovary un soir où je m’ennuyais profondément, et j’ai adoré. J’ai aimé Emma Bovary, j’ai eu envie de ressusciter Flaubert pour le remercier, encore et encore. Et j’ai eu envie de maudire l’adolescent insolent que j’étais, tout juste bon à me moquer sans chercher à en comprendre le sens profond. Parce que Madame Bovary est un chef d’œuvre intemporel, tout simplement. Gustave Flaubert voulait écrire un livre fondé sur rien, qui repose sur le néant, il voulait faire évoluer des personnages sans consistance, ni héroïques, ni romantiques, des figures tristes évoluant dans un univers morne et dénué de toute fantaisie, où règne seulement la dépression. Il voulait décrire une histoire triviale dont le principal moteur est l’ennui. Et c’est réussi. Madame Bovary dépeint les femmes, leurs rêves anéantis, la société qui les a enterrées, leurs frustrations les plus secrètes et leurs désillusions. Flaubert dénonce les fantasmes qui dénaturent la réalité et toutes les valeurs de son époque telles que la religion, le mariage (seul moyen envisagé pour les femmes de se réaliser et qui, dans le roman, dégénère en véritable cauchemar), le commerce, l’agriculture, ou encore la question de l’argent, qui est toujours au centre de l’intrigue. Madame Bovary dépeint les hommes, leurs fourberies, leurs naïvetés, leurs lâchetés, leurs faiblesses. Flaubert dénonce à travers cette oeuvre pessimiste et grinçante la bêtise humaine et le vide qui occupent l’existence, il souligne la médiocrité de personnages reclus dans des vies qui ne les satisfont pas.
Et j’ai brusquement réalisé.
Nous sommes tous des Madame Bovary. Emma Bovary est une tragédienne grecque, dont la seule fuite possible est l’autodestruction, prise au piège d’un monde brutal et réaliste qu’elle ne comprend pas ou qu’elle ne comprend que trop bien. Je suis persuadé que si Emma était née à notre époque, elle serait une star de télé-réalité, dépressive et perdue sur W9 dans un monde factice où l’argent, la manipulation, les ragots et les mensonges règnent en maîtres. Combien d’Emma Bovary des temps modernes s’ennuient, fuient une réalité qu’elles imaginaient autrement plus jeunes, s’enferment dans des liaisons virtuelles, réelles, déçues de l’amour? Combien de Charles Bovary, d’hommes aveugles, sans consistance, sans avenir, sans d’autre ambition que de vivre au jour le jour? Combien de Rodolphe, d’hommes lâches, égoïstes, ne se préoccupant que de leurs propres plaisirs, et fuyant au moindre problème? Combien de Léon, de jeunes hommes rêveurs, impétueux, romantiques et qui recherchent l’amour autant qu’ils le fuient? Nous sommes tous des personnages de Madame Bovary. Nous avons tous été déçus, nous avons tous déçu, nous avons trahi, été trahis, cru en l’amour, voulu mourir de trop de désirs partagés ou non. On peut tous se retrouver entre les lignes, dans les pensées des personnages, faire du « bovarysme » au cours de nos vies mais lorsque l’on a 15 ans, en général, on n’est pas encore assez mûrs pour prendre conscience. On n’a pas encore assez vécu pour ressentir pleinement ce qu’est la dépression, la mélancolie et tout ce qui va avec. Alors, on finit par détester ce livre que l’on n’arrive pas à comprendre.
Madame Bovary est une oeuvre essentielle mais si dense, malgré le vide et l’ennui qui l’habitent, qu’il est difficile pour des lycéens d’en saisir toutes les nuances. C’est un livre qui se révèle, une fois adulte. Une fois que l’on a un peu vécu.
Vincent Lahouze