"Ce qui me semble le plus beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style [...], un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible."
- Correspondance de Gustave Flaubert avec sa maîtresse Louise Colet, 1852.
Les amis de Flaubert sont gentils : quand ils trouvent qu'il a fait de la merde, ils le lui disent franchement, et lui donnent des conseils pour la suite. Ainsi, Louis Bouilhet et Maxime du Camp lui disent en toute amitié à propos de La Tentation de St Antoine, au lyrisme très important et inscrit dans la veine romantique, de le "brûler et n'en jamais plus reparler". Ils lui suggèrent d'écrire sur un sujet banal, quotidien, afin de mettre l'accent sur le style. Gustave s'inspire alors de l'affaire Delamare qui avait fait scandale en Normandie en 1848 : Delphine Delamare s'était suicidée, laissant son mari trompé, et couvert de dettes. Cette histoire sordide sert de schéma narratif à Madame Bovary, mais pas plus. Parce qu'en fait, ce n'est que ça. Il n'y a pas de magouilles, d'histoire parallèle, d'anecdotes. C'est Emma qui s'ennuie avec un mari benêt et un peu (beaucoup) stupide, ayant "la profondeur d'expression du visage d'un imbécile". Alors elle le trompe.
Emma est égoïste, dépensière, pathétique. Ce n'est pas une héroïne attachante. Mais il est difficile de s'attacher à quiconque dans ce roman : Charles est stupide, Rodolphe est un connard, Léon un doux rêveur niais et ennuyeux, Homais un opportuniste arrogant. Alors, au-delà de l'histoire, si histoire il y a, dans ce livre "sur rien", il y a le style de Flaubert.
Il y a le lyrisme, dans de longues descriptions, des paysages de Normandie aux états d'âme d'Emma : "Au fond de son âme, cependant, elle attendait un évènement. Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de l'horizon. Elle ne savait pas quel serait ce hasard, le vent qui le pousserait jusqu'à elle, vers quelle rivage il la mènerait, s'il était chaloupe ou vaisseau à trois ponts, chargé d'angoisses ou plein de félicités jusqu'aux sabords." Le lyrisme côtoie une ironie profonde : "Sa conversation était plate comme un trottoir de rue." Flaubert se moque d'Emma et de ses rêveries romanesques et romantiques illusoires, de Charles et de sa stupidité, de Rodolphe et de sa lâcheté, de Léon et de sa niaiserie. Mais cette moquerie, cette ironie, doit se lire entre les lignes, dans les détails, dans une suggestion.
Flaubert, en tout, a écrit 4400 pages de brouillon. Pour une page définitive de roman, il en écrivait dix versions différentes. Madame Bovary est le résultat de cinq ans du travail acharné d'un homme perfectionniste et scientifique dans sa dissection du verbe et de la phrase : "Consultant la physionomie des lettres assemblées (...), il combinait les tons, éloignait les assonances, disposait les virgules avec science." - Guy de Maupassant à propos de Flaubert pendant une séance de travail. L'écrivain réaliste subissait physiquement les difficultés d'écrire une telle oeuvre : "La cervelle me danse dans le crâne" ; "J'ai mal à la tête !" ; "J'ai le pouce creusé par ma plume et le cou tordu". Trouver le style, la phrase parfaite, qui sera belle à l'écrit et à l'oreille : "J'ai des abcès de style" ; "Quelle polissonne de chose que le style !" ; "Quel diable de style ai-je pris !".
Flaubert est connu pour sa quête de la perfection, notamment à l'aide de ce qu'il appelait son "gueuloir" : il allait dans une forêt déclamer son roman pour en vérifier le son, l'assonance, la mélodie. "Les phrases mal écrites de résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du coeur, et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie." - Flaubert à Louis Bouilhet. Imaginez-vous vous balader, et croiser un homme hurlant entre les arbres : vous vous dites en vous enfuyant que c'est un fou. Mais c'était un génie. Ce qui est intéressant, c'est que ces deux mots vont souvent ensemble. "La tête me tourne, et la gorge me brûle, d'avoir cherché, bûché, creusé, retourné, farfouillé et hurlé de cent mille façons différentes, une phrase qui vient enfin de se finir."
Ses analyses psychologiques, son souci de réalisme, son regard ironique sur les individus de la société, la force d'un style travaillé et retravaillé jusqu'à épuisement, ce ton sarcastique qui s'insinue au creux d'une phrase qui pourtant vous paraissait si belle et romantique... Gustave Flaubert est un écrivain minutieux et perfectionniste, un grand homme de lettres, ayant donné naissance à une oeuvre phare de la littérature française. Un succès mérité, malgré des difficultés dans sa lecture en ce qui me concerne, mais cela vaut le coup, parce que c'est vraiment, vraiment très beau.
NB : toutes les citations dont la source n'est pas précisée appartiennent à la correspondance de Flaubert avec sa maîtresse Louise Colet.