Qu'est-ce que la postérité a retenu de Jacques Cœur (1400-1456) ? L'image d'un homme de pouvoir, d'un financier ambitieux qui, tel un Fouquet avant l'heure, tomba de haut, victime de son arrogante munificence dont le roi Charles VII prit ombrage. Et pour legs, ce magnifique palais à Bourges, symbole de l'homme le plus riche de son temps. Et une devise : "A vaillans cuers riens impossible." Jean-Christophe Rufin a passé son enfance au pied de son palais, envisageant des voyages au long cours, se rêvant une destinée aussi aventureuse que celle de l'argentier du roi. Ne pas s'y tromper, Le Grand Cœur est bien un roman. S'il se base sur des faits historiques avérés, Rufin impose une vision personnelle de Cœur, lui prêtant des sentiments, échafaudant des hypothèses, imaginant des agissements là où la grande Histoire est muette. C'est un livre sur la destinée, les rêves, la dualité, le pouvoir et la passion d'un homme hors normes, à l'intelligence rare et à l'instinct sûr, davantage un organisateur qu'un financier, un créateur de réseau plus qu'un négociant. Sa destinée est celle d'un modeste fils de pelletier qui fréquenta les grandes figures de son temps, Charles VII et le pape Nicolas V, entre autres, dont les portraits dessinés par Rufin sont saisissants. Puis vint la chute, le procès, la prison, la fuite, la peur, autant d'épisodes qui, c'est une évidence, intéressent moins le romancier qui préfère s'attarder sur les songes de son héros. Au cours de sa vie et de ses nombreux périples, Cœur tomba amoureux, toujours selon l'auteur, de deux cités : Florence et Damas. Dans cette dernière, il est à deux doigts de suivre une caravane en partance pour la Chine. Son avenir aurait alors été tout autre et Rufin ne cesse de le montrer les pieds sur terre et la tête dans les étoiles. Licence du romancier. Une dualité qui fait du grand Jacques un homme de la Renaissance dans un Moyen Age finissant. Il participa grandement à la fin de la Guerre de Cent Ans, devint mécène du peintre Fouquet et, surtout, mit en place une stratégie d'échanges à l'échelon mondial, de l'Orient au Soudan, en passant par l'Italie et l'Espagne. Selon Rufin, l'enrichissement n'était pas son but, mais on n'est pas obligé d'adhérer à sa thèse. Cet homme, dépassé par sa réussite, avait des débiteurs parmi les plus puissants, ce qui contribua en grande partie à sa déchéance. Le premier d'entre eux, Charles VII est ambigu, pervers, manipulateur, jouant de sa prétendue faiblesse pour emberlificoter ses interlocuteurs. Il est l'une des figures les plus fascinantes du roman de Rufin. Enfin, la passion amoureuse est le dernier et non le moindre des ingrédients du livre. Agnès Sorel investit la vie de Cœur comme une apparition sublime, son âme soeur, sa moitié d'orange dont la mort lui laissa à jamais une béance dans le ... cœur. Ecrit dans une langue d'un classicisme parfait, le roman de Jean-Christophe Rufin réinvente une période agitée de l'histoire de France, loin des clichés médiévaux, entre ors et ténèbres, créant une intimité et une connivence avec un personnage visionnaire, plus riche d'idées que de biens. Comme lui, le lecteur tombera dans les filets de ce séducteur qui sut broder sans relâche la belle étoffe dont les rêves sont faits.