"Le Grand Meaulnes", quand on a eu un père instituteur dans les années 50 et 60, c'est une institution, et nul enfant n'a envie de lire une institution. Je connaissais donc "le Grand Meaulnes" par cœur, sauf que je me suis rendu compte en l'ouvrant l'autre jour, par curiosité autant que par manque d'alternatives immédiates sous la main, que je ne l'avais jamais lu...
Passé un moment de stupéfaction, je me suis plongé dans une lecture qui m'a d'abord paru un peu fastidieuse (l'institution, inévitablement) : je me suis raccroché à l'aspect historique, quand même assez saisissant quand on pense que guère plus d'un siècle nous sépare de cette époque, de la vie dans les campagnes françaises dans les années 1890. La grande simplicité de l'existence de ces enfants et adolescents, dans une ambiance sombre, à deux doigts de la misère noire, semble appartenir à un monde qui n'est pas le nôtre, qui ne l'a jamais été : on parle pourtant de la France, telle que mon grand-père l'a encore connue, lui qui a survécu à cette Première Guerre Mondiale qui nous aura privé des livres suivants d'Alain-Fournier, mort sur le champ de bataille dans l'anonymat complet. La première partie du livre est dure, pas très plaisante, et ce d'autant que quelque chose de flou recouvre le récit, avec des personnages qui semblent manquer de consistance, de réalité. Bien sûr, le récit onirique, quasi-fantastique de la fête dans le domaine perdu, qui est, on le sait, le sommet du "Grand Meaulnes", révèle alors le véritable projet d'Alain-Fournier : décrire la fin de l'enfance, et donc l'adolescence, période très fugitive en ces temps tellement durs, comme le moment du rêve, vite détruit par la dureté de la réalité, où les princesses de contes de fées meurent en accouchant, et où les fiancées trop romantiques finissent sur le trottoir.
Quelque part, ma plus grande surprise à la lecture de ce livre que je croyais donc à tort connaître, fut la complexité de son intrigue, et la manière dont l'auteur la construit et en révèle la vérité cachée à son lecteur, à travers des artifices un peu forcés (le récit initial de Meaulnes re-raconté par le narrateur, le cahier incomplet retrouvé qui donnera la "clé de l'énigme") : il y a une grande modernité dans cette volonté de dé-réaliser ce qui n'est peut-être qu'un songe, construit sur les fantasmes de l'amour et de l'amitié romantiques, et surtout sur les regrets face aux désillusions d'une existence tellement décevante. Entre le thriller avec ses coups de théâtre et une sorte de ballets des cœurs soumis à la loi du hasard et des coïncidences (j'ai même pensé à la construction des films de Rohmer les plus ludiques à un moment...!), "le Grand Meaulnes" nous surprend constamment, et finit par nous captiver, puis nous plonger dans une tristesse infinie.
Finalement loin d'un "Catcher in the Rye" français auquel sa réputation de livre ultime sur le passage à l'âge adulte semblait le destiner, "le Grand Meaulnes" est un livre singulier, pas toujours agréable, qui laisse entendre la voix d'un véritable écrivain trop tôt disparu.
[Critique écrite en 2018]