En ce jour de juillet 2020, Léonard meurt seul dans sa cuisine, d’une soudaine attaque cardiaque que, par une sorte de dédoublement transitoire, avant de basculer dans l’oubli définitif, il se retrouve à observer. Il se voit, tentant de s’accrocher à l’évier, glissant irrémédiablement au sol, puis gisant sans vie sur le carrelage froid, dans cette maison rendue à l’état de chaos, où, depuis vingt-cinq ans, après une vie familiale imbibée d’alcool et de mensonges, son épouse enterrée et ses enfants fâchés – « Comment tu as pu nous faire ça, Papa ? Comment ? » –, il s’était replié comme une vieille loque infréquentable, réduite à la solitude. En ce moment de bascule qu’est le grand saut dans la mort, lui reviennent en désordre, comme en un crépitement de flashes stroboscopiques, les séquences les plus marquantes de son existence. Alors, dans un mélange doux-amer de tristesse, de regrets, et de tendresse aussi, il se revoit multiplier inconsciemment les mauvais choix, oubliant ses rêves, glissant peu à peu hors de portée de ce bonheur dont il découvre trop tardivement qu’il l’a laissé échappé, blessant les siens pour une vague quête d’aventures dont il ne reste au bout du compte qu’un pauvre goût de cendres.
Pourtant, la rédemption est peut-être pour lui encore à portée d’âme. Ni lui, ni le lecteur, ne savent encore ce qui le lie à cet autre personnage qui vient mêler au récit une seconde trame narrative. Zoé a dix ans. Pour elle, le grand saut est celui de la vie qu’elle a devant elle, à l’image de celui qu’elle accomplit avec appréhension, mais si fièrement, du haut du grand plongeoir à la piscine. Sa vie bascule aussi, lorsque sa mère, victime d’un choc catatonique inexpliqué, est internée après avoir sombré au fond d’elle-même. La petite-fille cherche désespérément comment la rappeler à la vie et pense trouver la clef dans un vieux coffre à secrets relégué à la cave. Une chose est sûre : un lien caché entre ces personnages nous échappe encore, que la suite du récit va se charger de nous dévoiler.
D’une histoire de famille comme il en existe tant, à partir du destin banal d’un homme ordinaire qui, voulant « vivre » plus intensément, a fini par perdre le fil de son existence, hypothéquant le bonheur simple qui l’attendait auprès des siens pour d’illusoires rêves pleins d’ambitions trompeuses, Thibault Bérard a tiré un roman original d’une grande poésie, où, l’émotion sourdant à fleur de mots sans que jamais ne se relâche l’intensité dramatique, il explore magnifiquement ce qui nous donne envie ou nous empêche de vivre, ce qu’est vivre et pourquoi souvent l’on se trompe, par peur, par illusion, par aveuglement, incapable de discerner l’essentiel et de s’en contenter, au risque, le grand soir venu, de se retourner sur son existence enfuie avec l’incommensurable regret de l’avoir gâchée. Et vous, qu’êtes-vous en train de faire de vos rêves et de votre vie ? Attendrez-vous, comme Léonard, qu’il soit trop tard pour éviter les remords ? Coup de coeur.
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