Très dur de parler de cette lecture convenablement et sans trop l’appauvrir…

J’ai bien vu passer ces 700 pages par moment, mais il y a toujours eu une intention dans l’écriture, un projet que je voyais au loin, qui m’a fait poursuivre ma lecture. Je ne dirai pas que c’était une lecture fluide et même parfois agréable : il y a des gros pavés où il ne se passe pas grand chose, beaucoup d’ossatures mais très peu de chair dans cette lecture. Ou plutôt, peu de chair dans ce qui m’intriguait le plus : ce fameux Jeu des perles de verre.

Je reprends depuis le début : Le Jeu des perles de verre a pour sous-titre “Essai de biographie du Magister Ludi Joseph Valet accompagné de ses écrits posthumes”. Les biographes de ce texte d’anticipation nous font découvrir la vie remarquable de Joseph Valet, Maître du Jeu des perles de verre, à la renommée légendaire mais au parcours assez confidentiel. Sa vie s’écoule au XXVème siècle, mais l’information est vite évacuée et n’a que peu d’importance dans notre lecture. Même si la portée du texte est futuriste, le propos est universel et très peu d’éléments matériels nous laissent imaginer le XXVème siècle.

Castalie est une province géographique et un ordre culturel, une société à part entière qui vit à côté du Monde : on pourrait la rapprocher des francs-maçons, sauf qu’elle est acceptée par tout le monde et même financée par l’Etat, comme une place forte de l’intellectualisme humain. Cette société à part a été entérinée comme une sorte de mesure de sauvegarde, en conclusion de la période sombre où le règne des “pages de variété” et l’effondrement de la culture ont eu lieu.

Kezako les pages de variétés ? Je suis obligée d’en partager une description, tant il serait difficile de le faire sans dévoyer le propos d’Hesse, mais sa vision et son acuité m’ont bluffé :

On aimait ceux de ces articles qui rapportaient des anecdotes empruntées aux vies d’hommes et de femmes célèbres, ainsi qu’à leur correspondance. Ils avaient par exemple pour titres : «Friedrich Nietzsche et la mode féminine aux environs de 1870 ou «les plats préférés du compositeur Rossini», ou «le Rôle du chien de manchon dans la vie des grandes courtisanes», et ainsi de suite. On aimait également les considérations pseudo-historiques sur de sujets de conversation qui étaient d’actualité pour les gens fortunés, par exemple «le Rêve de la fabrication synthétique de l’or au cours des siècles» ou encore «les Tentatives psycho-chimiques pour influencer les conditions météorologiques», et cent autres choses de ce genre. Quand nous lisons les titres de causeries de cette espèce cités par Coldebique, ce qui nous surprend le plus n’est pas tant qu’il se soit trouvé des gens pour faire de cette lecture leur pâture quotidienne, que de voir des auteurs réputés et classés, en possession d’une bonne culture de base, aider à «alimenter» cette gigantesque consommation de curiosités sans valeur. Notons que telle était l’expression consacrée: elle définit du reste également le rôle que l’homme jouait alors vis-à-vis de la machine. De temps à autre, on se plaisait particulièrement à interroger des personnalités connues sur des questions à l’ordre du jour; Coldebique consacre un chapitre spécial à ces entretiens, au cours desquels on faisait, par exemple, exprimer à des chimistes réputés ou à des pianistes virtuoses leur opinion sur la politique, tandis que des acteurs en vogue, des danseurs, des gymnastes, des aviateurs ou même des poètes devaient dire ce qu’ils pensaient des avantages et des inconvénients du célibat, leur sentiment sur les causes présumées de crises financières, etc. La seule chose qui importât, c’était d’associer un nom connu à un sujet qui se trouvait d’actualité.

Je suis étonnée que le concept d’articles de variété n'est pas plus discuté par les sociologues, prospectivistes et autres critiques du monde contemporain, tant Hesse tape juste et fort. Tout ceci est écrit en 1943, et on peut pourtant directement rattacher ses considérations à des éléments très concrets de notre quotidien de consommateurs de masse : copy writing abrutissant, réseaux sociaux en pleine “enshittification” (concept passionnant qui a sa propre page Wikipedia), intelligence artificielle uniformisante, web poubelle pour nous faire ingurgiter un max de publicités dans un top 10 putassier, raccourcis intellectuels grossiers pour manipuler les masses…

Je reviens à mes moutons : en réaction à cet appauvrissement tragique de la connaissance, la création de l’Ordre Castalien a permis que des clercs de la Connaissance (manifestement que des hommes, erf) puissent bénéficier d’un environnement utopique pour étudier autant qu'ils le voudront la moindre parcelle de connaissance, que ce soit les Sciences ou les Arts, sans condition utilitariste. Chaque grande matière a son Magister, mais le plus important et prestigieux reste celui du Jeu des perles de verre : le Jeu des perles de verres se rapproche du boulier, et est un divertissement profondément exigeant pour l’élite de Castalie, qui permet de créer des inférences et des ponts entre toutes les disciplines. C’est l’utopie d’un langage universel qui puisse contenir toutes les connaissances. Comment en parler sans dévoyer le propos d’Hesse ? Encore une fois une citation semble plus judicieuse :

Ce jeu ne constituait pas seulement un exercice et un délassement, il symbolisait sous une forme concentrée la conscience d'une discipline intellectuelle. Les mathématiciens, en particulier, le pratiquaient avec une virtuosité à la fois ascétique et sportive, avec une rigueur formelle, et ils y trouvaient un plaisir qui les aidait à surmonter le regret d'avoir renoncé, comme les intellectuels le faisaient alors déjà systématiquement, aux plaisirs et aux ambitions du siècle. Le Jeu des Perles de Verre contribua pour une grande part à assurer le triomphe total de la culture sur les articles de variétés et à faire renaître ce goût des spéculations les plus exactes, auquel nous devons la naissance d'une nouvelle discipline spirituelle d'une rigueur monacale. Le monde s'était transformé. On pourrait comparer la vie intellectuelle de l'âge des articles de variétés à une plante dégénérée, qui gaspillait sa sève en exubérances hypertrophiques, et les réformes ultérieures à un élagage qui n'en épargna que les racines

Le Jeu des perles de verre permet la création d’un nouvel algèbre qui fournit des clefs de lecture permettant des ponts entre les connaissances : “combiner, par exemple, des lois astronomiques avec une phrase de Bach et un verset de la Bible, pour en déduire de nouvelles notions qui serviront à leur tour de tremplin à d'autres opérations de l'esprit”.

On est dans une ascèse d’exemples et de chair qui rend la lecture très exigeante, car il faudra souvent se contenter de ces quelques indications pour se figurer ce qu’est le Jeu des perles de verre. C’est à la fois frustrant et profondément envoûtant.

Ce texte est une parabole sur ce qu’est la connaissance dévoyée par le divertissement et l’utilitarisme, le Jeu de perles des verres est une utopie (qui vire à la dystopie, mais je laisse découvrir) sur un idéal de savoirs, d’une vie consacrée à la connaissance, d’une étude tellement précise des choses qu’on se rapproche à plein d’endroits de La Caverne platonicienne.

A Castalie, la connaissance est élevée au-dessus de tout, et cette société bienveillante ingurgite peu à peu ces membres dans un grand idéal complètement déconnecté de la réalité. En suivant l’ascension de Joseph Valet, le lecteur découvre les arcanes de cette société proprette et un brin fanatique.

Les influences hindouistes d’Herman Hesse sont très présentes : la méditation est une discipline clef des Castaliens pour atteindre leur idéal (encore une fois, très clairvoyant !), le système de castes est présent évidemment, la déférence et l’adoration suscitées par certains notables en est clairement une référence.

Une fois qu’on a lu tout ça, qu’en faire de plus ? C’est là où je pêche : la lecture a pris du temps, j’ai parfois eu l’impression de ne pas avancer, et pourtant ça fait plusieurs jours que je l’ai terminé, et il me travaille encore. Je ne suis pas sûre d’avoir compris le sens que voulait donner Hesse, mais il m’a donné beaucoup matière à réfléchir, probablement parce que je l’ai lu au bon moment. Une période où je me pose beaucoup de questions sur mon rapport aux médias (réseaux sociaux en particuliers), qui sous couvert de m'informer exercent sur moi les mêmes effets pernicieux que les articles de variétés. L’appétence très forte que j’ai pour l'ingurgitation de connaissances, qui ne se fait pas sans frustration : trop de pleins, plus de vides ; trop d’écrans, plus d’ancrage dans le monde ; bonheur de comprendre, spleen de la coupe pleine à ras-bord ; ma piscine à débordement est pleine et j’estime n’avoir pas le temps pour 10 mn de méditation ; perte de sens, fantasme d’un savoir complet, mon cerveau et mon âme patchworkisés par les 1 001 canaux qui me nourrissent en “variétés”... J’énumère en vrac ces points qui ne signifient probablement rien pour un autre lecteur, mais c’est là où j’ai vraiment été fascinée par cette lecture.

J’ai une tendance à boulotter le savoir (Wikipedia mavie), et à ne rien retenir. Ce texte m’a appris à reconsidérer la valeur du savoir, ce que ça disait de ma construction (coucou le roman d’apprentissage), de ce que je voulais projeter de moi, pour moi et parfois pour les autres. Il m’a appris à réfléchir à l’intérêt inhérent du savoir dans nos sociétés, sur nos vies, sur nos âmes.

Castalie est coupé du monde et du Siècle, est-ce que c’est ça, la vraie vie ? La vraie vie est-elle ailleurs ?

Le jeu des perles de verre est une lecture exigeante et aride, qui n’a pas manqué de me frustrer. Il faut le lire comme un édifice intellectuel, une construction, un échafaudage où c’est à vous d’y ajouter la chair. Il semble ne rien dire et parfois ne rien raconter d’intéressant, mais si vous y ajoutez votre matière, alors c’est une bombe de réflexions en tout genre.

Si vous avez lu tout ça en vous disant “je comprends rien”, c’est normal. Surement parce que j’écris pas ouf ET que c’est dur à expliquer tant c’est ineffable. Si vous vous dites “je comprends rien mais ça a l’air incroyable”, alors ruez-vous dessus !

C’est un roman que j’ai adoré dans son idée, mais qui manque indéniablement de chair (et donc de générosité) dans son exécution. Soyez prévenus, mais donnez-lui sa chance, car il peut être transformateur !

aaiiaao
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le 24 mars 2024

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