Difficile, en parlant du joueur d'échecs, de ne pas succomber au vice de l'interprétation autobiographique. Dernière nouvelle de Zweig, Autrichien émigré en Amérique du Sud, il y traite, entre autre, du nazisme et donne, de l'avenir de son continent d'origine, une image particulièrement pessimiste. Or, les personnages principaux du texte sont soit Autrichiens soit originaires d'Europe centrale et sont sur un bateau en direction de Buenos Aires. Quant en nazisme, ses conséquences occuperont une bonne partie du livre.
Zweig avait vraiment l'art de la nouvelle. C'est incroyable le nombre de choses qu'il parvient à faire passer dans un si petit texte. Si on se limite au premier degré, nous avons une histoire d'obsession, ou comment un homme s'accroche à un passe-temps au point d'en faire dépendre toute sa vie et de faire vaciller son équilibre mental. Nous avons donc une description formidable d'un esprit qui plonge dans la folie, et en cela ce Joueur d’échecs est proche de La Lettre d'une inconnue.
Et puis, toujours en ce premier degré, il y a la confrontation entre deux hommes que tout oppose. D'un côté, Czentovic, l'idiot génial, champion du monde d'échecs, mais incapable de faire quoi que ce soit d'autre. Dénué de la moindre culture, de la moindre intelligence, il ne vit que par les échecs ; et encore est-il obligé de jouer avec un jeu sous les yeux : son esprit étroit est incapable de jouer par imagination, in absentia. Mais sa célébrité mondiale lui est montée à la tête (forcément, il y avait de la place) : Czentovic se prend pour une sorte de divinité vivante et considère que tous ceux qui sont autour de lui méritent à peine de vivre. Et de sa passion, il en a fait un gagne-pain : il refuse de juer pour le plaisir, il se vend.
Face à lui, M. B. lui est entièrement opposé. D'abord il n'a jamais joué sur un véritable jeu, faisant toutes ses parties dans sa tête, d'abord en refaisant des parties célèbres, puis en jouant contre lui-même. Ensuite, le personnage est beaucoup plus modeste.
L'affrontement des deux personnages prend des allures de choc des Titans. Mais avant d'arriver là, il faut passer par le récit de M. B. Et c'est là que la nouvelle prend son envol. Car les échecs sortent de leur cadre de simple jeu pour devenir un moyen de lutter contre l'oppression; la moindre partie devient un combat pour la liberté ; les pions sont des armes contre la tyrannie.
Le Joueur d'échecs devient alors un texte sur la torture. Celle infligée par un régime politique dégénéré, puis celle infligée par soi-même. Je ne veux pas trop en dire, mais avec une extraordinaire minutie et une connaissance impressionnante de la psyché humaine et de ses déraillements, Zweig nous livre, dans ce récit de M. B., une description hallucinée d'un homme obligé de sombrer dans sa propre folie pour échapper à la folie des autres.
Car les échecs constituent une arme à double tranchant.
Et parce que le constat de Zweig sur l'Europe est sans appel : personne n'échappera au nazisme. Ses conséquences frapperont tout le monde, y compris ceux qui se croient à l'abri. La folie de Hitler et des siens fera sombrer toute l'Europe, cette Europe si chère à Zweig. Entre Czentovic l'idiot et M. B. le fou, le choix est terrible.
Avec une écriture très simple et facilement abordable, l'auteur dresse un portrait sans appel d'une Europe doublement victime. Une nouvelle qui peut se lire sous deux niveaux, psychologique ou politique. L’œuvre sombre d'un homme au bord du suicide, désespéré par l'éclatement de l'Europe et son effondrement moral.