En noir et blanc, je prendrai ton roi.
Czentovic est le champion du monde des échecs. Pourtant, ce rustre monsieur ne semble pas baigner dans une intelligence débordante. On dirait un imbécile et sa nonchalance perpétuelle ne le rend pas plus sympathique. Il se mesurera, dans une partie d'échecs unique, à un homme qui fut séquestré par la Gestapo et qui ne jouait que dans son imaginaire, seul dans sa geôle, le fameux Mr. B. Il touchera du doigt la folie lorsque, torturé par la solitude physique et d'esprit, il jouera des parties d'échecs contre lui-même sans même avoir besoin d'échiquier. Qui de ces deux figures aux antipodes l'une de l'autre remportera la partie ? Une nouvelle qui sonne comme un gigantesque antagonisme à l'issue inéluctable.
"On ne nous faisait rien - on nous laissait seulement en face du néant, car il est notoire qu'aucune chose au monde n'oppresse davantage l'âme humaine."
Très rares sont les auteurs qui peuvent se targuer d'avoir enfanté un tel duel dans l'histoire de la littérature. Outre l'exceptionnelle faculté à nous montrer comment, non pas le corps mais la pensée, fut broyée par le nazisme en temps de guerre, Zweig réussit la prouesse de confronter deux hommes que tout oppose autour d'un échiquier et d'en faire, le temps d'un livre, le centre d'intérêt de notre vie. Nous, lecteurs, avons cette impression, la même que les personnages ont dans ce fumoir, que quelque chose de grand est en train de se "jouer".
Le point de non-retour est atteint. Il n'y a pas de suite favorable, elle sera logique et sans passe-droit. La fin n'est pas un combat perdu, c'est une fatalité. Elle est la mort de l'esprit et de toute rationalité. Zweig ne dépeint pas seulement un homme dont le cerveau a court-circuité avec un pessimisme qui emprisonne toute espérance, il montre aussi l'étendue infinie de l'Homme, capable volontairement et involontairement de tout. Tantôt son propre bourreau, tantôt servile, il pactise avec la raison pour ne pas sombrer dans l'incontrôlable, l'inconstant.
"Il y a des prisons dont on ne s'évade pas."
Un petit parallèle avec 1984, très rapide, mais Zweig m'a fait penser à Orwell. Si l'auteur du Joueur d'échecs fut touché plus directement par la guerre que Orwell, on remarque que les deux tirent du nazisme une réflexion très pertinente et très organisée sur la torture mentale. C'est d'autant plus brillant que 1984 comme Le Joueur d'échecs ont été écrits dans la même dizaine d'années.
Ces livres sont des classiques, aimés, reconnus et admirés par la plupart des gens. Avant d'en lire un, on doute d'eux, on doute de l'oeuvre puis de nous-même. Est-ce que ça va nous plaire ? Est-ce que c'est à la hauteur de sa réputation ? Plongé en plein cœur de la bête, on ne réalise pas encore. "Ah, c'est donc ça," peut-on se dire avec une curiosité à moitié rassasiée. On termine le livre, on le referme et on pense alors à notre prudence alors qu'on s'apprêtait à dévorer le classique. L'idée que l'on s'en fait n'a plus rien à voir avec celle du début. Le fantasme commun est passé du bourdonnement au cri strident. Il résonne en nous, différemment. Les lecteurs nous assuraient des qualités de ce livre. Nous savons alors qu'ils mentaient. Qu'ils étaient loin de la vérité, que leur jugement et le nôtre étaient faussés par la barrière impitoyable de l'expérience. Nous pouvons enfin en vanter les mérites et lover notre vérité dans la leur, doucement, ajouter notre pierre à l'édifice ; le classique ne soulève pas seulement quelques qualificatifs élogieux, il est bien plus que ça et pour cause. Il faut le lire pour s'en rendre compte. Il faut le vivre pour comprendre. Si on ne devait donner qu'un conseil, un argument, ce serait celui-ci : lisez.