Retour de lecture sur “Le journal d’une femme de chambre” un roman de l’écrivain français Octave Mirbeau paru en 1900. L’histoire de ce roman est raconté par Celestine, qui à travers son journal intime, nous décrit sa vie quotidienne en tant que femme de ménage dans diverses familles de la haute société qui ont l’habitude d’employer un nombre important de domestiques. C’est le roman le plus connu de cet auteur, qui était également journaliste, critique d’art et homme politique. Ce livre est l’exemple parfait du naturalisme littéraire qui caractérise son travail et qui consiste à décrire le réel à travers une expérience vécue. En intégrant des faits divers parus dans les journaux et l’affaire Dreyfus qui est évoquée à de nombreuses reprises, il ancre fortement ce récit dans son époque. On a ainsi un rendu très réaliste de l'ambiance politique de l’époque, du climat social et on voit clairement la forte imprégnation de l’antisémitisme dans certaines franges de la société. Le livre commence avec l’engagement de Célestine dans une nouvelle place, au Mesnil-Roy en Normandie, qu’elle a accepté pour se reposer de ses précédentes expériences parisiennes. Ses employeurs, les Lanlaire, derrière leur façade bourgeoise, ont une respectabilité et une fortune construites sur la base de différentes malversations opérées par leurs parents respectifs. Ils ont une morale à peu près aussi grotesque que leur nom de famille. Le récit est essentiellement centré sur cette expérience mais Célestine évoque aussi au fil de ses souvenirs, les différentes autres places qu’elle a occupé précédemment dans des maisons souvent plus prestigieuses. On a ainsi une vision très complète de ce travail de domestique dans la société bourgeoise de l’époque, qui n’était ni plus, ni moins, qu’une forme d’esclavage. Le livre nous montre de manière très détaillée les conditions de travail très difficiles, les relations complexes avec ses employeurs et les interactions avec les autres domestiques. Ce sont globalement des êtres déclassés qui n’ont souvent même pas le droit de conserver leur nom, elles vivent dans une instabilité totale en étant ballotés d’un poste à l’autre, elles sont exploitées économiquement en étant payées le minimum, humiliées constamment et pour finir, utilisées comme des travailleuses sexuelles à domicile. C’est une violente critique sociale avec une analyse détaillée des inégalités de classes de cette époque à travers les personnages. Mirbeau n’accepte pas cette hiérarchie sociale, et on sent bien qu’il éprouve une véritable nausée pour ce monde de la bourgeoisie, cette “pourriture ambiante”, il en fait une peinture au vitriol, son message étant que “si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens”. La grande réussite de ce roman se situe dans le portrait de Célestine. Mirbeau lui prête souvent, semble-t-il, ses propres analyses à lui et en a fait un personnage très attachant et particulièrement intéressant. Il ne s’est pas contenté d’en faire une simple victime, elle est pleine de contradictions et il est difficile de la suivre aveuglément dans tous ses raisonnements. Elle a une forte dimension érotique, et tout en étant scandalisée par certains comportements, par le vice et le crime, elle en est non seulement attirée mais les recherche également. Cela donne une teinte très sulfureuse et complètement immorale à ce roman. On pourrait aussi croire ce livre largement dépassé et la critique sociale d’un autre temps, c’est pourtant loin d’être le cas. Cette thématique de rapports de classes entre employés domestiques et employeurs est reprise par des auteurs actuels. Même si l'approche est totalement différente, j’ai retrouvé dans le témoignage de Célestine, des points communs avec le roman de Leïla Slimani, qui raconte dans son roman “Chanson douce”, prix Goncourt en 2016, l’histoire d’une nounou qui a subit, de nos jours, une discrimination sociale, qui, même si elle est moins frontale, reste du même ordre. Concernant l’écriture de Mirbeau, on sent clairement le travail du journaliste, vu la précision et le sens du détail avec lesquels tout est relaté, mais cela reste un roman parfaitement maîtrisé, bien écrit, d’un haut niveau littéraire et très agréable à lire. Mirbeau excelle dans l’art de décrire, que ce soit des personnes ou des lieux, on a ainsi une grande facilité à s'imprégner du décor pour suivre ses personnages. Même si c’est un cran en-deçà d’un Flaubert ou d’un Maupassant, ce livre est un chef-d'œuvre, il est devenu un classique, un roman majeur de la littérature française. On ne peut être qu’admiratif devant cette œuvre et l’engagement social de cet auteur.
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“Je possédais déjà un œil très sûr. Rien que de traverser rapidement un intérieur parisien, je savais en juger les habitudes, les mœurs, et, bien que les meubles mentent autant que les visages, il était rare que je me trompasse… Malgré l’apparence somptueuse et décente de celui-là, je sentis, tout de suite, la désorganisation d’existence, les liens rompus, l’intrigue, la hâte, la fièvre de vivre, la saleté intime et cachée… pas assez cachée, toutefois, pour que je n’en découvrisse point l’odeur… toujours la même !… Il y a aussi, dans les premiers regards échangés entre les domestiques nouveaux et les anciens, une espèce de signe maçonnique — spontané et involontaire le plus souvent — qui vous met aussitôt au courant de l’esprit général d’une maison.”