Le Journal d'une femme de chambre raconte l'histoire de Célestine, une soubrette passant de maître en maître qui se joue des conventions et qui, grâce à son recul vif et acerbe sur le petit monde de la bourgeoisie qu'elle déteste, replonge dans ses souvenirs et nous décrit les méandres de son existence de servante-objet. Une vision révoltée et très drôle sur les domestiques à la fin du XIXème siècle, houspillés comme des esclaves modernes.
On rit à foison, à toutes les pages de tous les chapitres tellement le ton employé par Mirbeau est sarcastique et sans gêne. Il ne se gêne pas pour mettre un grand coup dans la fourmilière, et c'est jouissif. Les mots sont rarement crus mais sont utilisés comme des armes tranchantes lorsqu'il s'agit de décrire ce que Célestine vit au jour le jour. C'est un humour fin et décapant qui mise tout sur la personnalité impudique, voire parfois tout bonnement amorale, de la narratrice. On dézingue tout le monde, avec une subtilité déconcertante. C'est un humour de détails, un humour parfois exigeant mais tellement emballant.
- 2 - Un recul mordant sur la condition des domestiques
Grâce au personnage de Célestine et au style très direct du romancier, le monde de la bourgeoisie est systématiquement égratigné, remis en cause et moqué à tous les niveaux. L'héroïne est en décalage complet avec les gens autour d'elle, et ses pensées offrent au lecteur une toute autre vision de l'action qui se déroule. Elle remet sans cesse en cause l'autorité et sa source de manière espiègle, préférant prendre le dessus psychologiquement. Elle use et abuse de réflexions hypocrites, de métaphores animalières, de double-discours, de petits sourires en coin, de longs échanges calculés, de manipulations sournoises. Elle s'amuse de ses maîtres et nous rend complice de ses deux personnalités. La réussite du roman tient dans cette émulation par rapport au manque de retenue total dont elle fait preuve intérieurement vis à vis de scénettes superficielles ou pitoyables qui, pour l'époque, semblent tout à fait anodines.
- 3 - Une satire sociale plus qu'une critique !
Absolument tout le monde en prend pour son grade. Ceux qui emploient Célestine, bien sûr, et c'est bien normal, mais aussi les autres femmes de chambre, les hommes en manque d'affection, les badauds. Tout le monde y passe. Si la forme est peu académique, le fond n'est cependant pas un modèle de critique sociale tant les personnages semblent assez stéréotypés. On a beau, dans la préface, défendre Mirbeau de tout cliché, je trouve que le livre tient plus de la satire que d'un long pamphlet brodé d'humour grinçant. Est-ce que ça reflète vraiment la vie de ces gens à l'époque ? Certainement, mais je crois que le récit évoqué sonde bien plus l'âme humaine qu'une caste en particulier. Au final, Célestine désespère autant de ses maîtres que d'elle-même. La "critique" devient alors toute relative.
- 4 - Portrait de femmes... et d'hommes !
Il n'y a qu'à se baisser pour ramasser. Des femmes fortes, minces, pauvres, vieilles, dociles ou affranchies, Célestine nous raconte ses rencontres improbables au fil du temps et elles valent leur pesant de cacahuètes tant ce joli petit monde regorge de ridicule. Les personnages sont souvent amenés grâce à des souvenirs, certains détails ou anecdotes, ce qui exacerbe les personnalités déjà très exubérantes de toutes les pauvres âmes qui rencontrent l'implacable femme de chambre. Pour Célestine, la Terre serait une immense dépression chronique avec ses hauts, ses bas. Et rien ne la fait plus vibrer que les hommes, mais pas tous les hommes - ceux qu'elle n'arrive pas à déchiffrer, ceux à des milliers de kilomètres d'elle. Comme son Joseph, paysan rustre, voleur à ses heures, au cœur tendre. Des multitudes de personnalités pour un même constat : l'habit ne fait pas le moine !
- 5 - Une hardiesse, mais de la fatalité aussi, et donc de l'humanité !
On pourrait croire l'idée rébarbative. Passer son temps à taper sur cette relation de soumis/dominant, pauvre/riche, et pourtant elle ne manque absolument pas d'intérêt justement parce que le personnage principal est conscient de sa propre misère, de son manque d'ambition et de ses propres erreurs. Elle n'est pas insensible. Elle ressent de la pitié, de l'amertume, de l'amour aussi, alors certes toujours enrobées de pas mal de vices, mais ça donne une puissance considérable à ce journal. Elle pense complètement maîtriser le système alors qu'à de nombreuses reprises, elle en est la victime, comme les pauvres crétins qui l'entourent. Elle a aussi un avis très mouvant sur les gens donc très humain. Elle fait machine arrière, parle peu mais pense beaucoup, s'adapte aux gens, épouse leur quotidien pour mieux en contrôler les rouages. Un vrai caméléon qui, au-delà de ses frasques acerbes, n'essaie pas de changer sa condition. Derrière sa méchanceté se nappe un attendrissement quasi mystique envers ceux qu'elle méprisait auparavant. Le mépris est toujours à deux doigts de l'amour. Elle hait comme elle aime. Célestine est complexe et, à mon sens, finalement très philanthrope.
- 6 - Mirbeau, Célestine, même combat ?
Pour conclure, j'adore les livres à la première personne où se reflète la propre personnalité de l'auteur. Celui-ci en est un. Mirbeau n'avait pas ce gêne politique qui lui permettait de défier n'importe qui avec une réflexion folle et pourtant, dieu qu'il détestait les riches, l'injustice, au point de vomir tout ce qui était en rapport plus ou moins direct avec l'argent ! C'était un homme fort, de poigne, d'idées ! Ce côté anarchique qu'il entretenait, on le ressent évidemment dans les mots de Célestine et dans ses ardeurs hautaines. C'est comme si, par le biais de son personnage, il expulsait ses peurs et ses déceptions. Grâce à elle, comme une petite souris qui se faufile un peu partout, attentive, il obtient le recul nécessaire pour tourner en dérision tout ce qui le débecte dans la vie. On y retrouve, évidemment, son antisémitisme latent, peu excluant pour l'époque, mais le récit ne s'y attarde pas plus que ça - heureusement d'ailleurs, car il est souvent totalement gratuit. Au final, Le journal d'une femme de chambre reste un livre à prendre pour ce qu'il est, un texte qui, à défaut d'être militant, est très bien écrit et, surtout, très drôle. Un moment bourré d'euphorie et d'intelligence. C'est ça, d'intelligence.