Darcy n'a pas pu écrire ça

Fan inconditionnelle du livre et de la série de 1995 que je me refais au moins une fois par an (Colin Firth en Darcy, je t'aime !!), ça fait des années que je voulais tenter les œuvres annexes, particulièrement celle du point de vue de Darcy. Malgré mon envie et étant donné la profondeur, la subtilité, l'humour et la justesse de l'écriture de Austen, j'étais un peu sceptique.

Et bien, j'aurais dû m'écouter et m'abstenir.

Déjà dans la forme :

A quel moment il viendrait à l'esprit de quiconque d'écrire sous forme de dialogues (tiret à la ligne) les échanges qu'il peut avoir avec son entourage dans son journal ? D'écrire des morceaux entiers de missives pour les commenter ? Ce format partait déjà perdant. 

Soit il aurait fallu faire un récit à la 3e personne, soit un journal en bonne et due forme, la première option étant la plus logique puisque - 2e écueil - à quel moment un bonhomme comme Darcy va rapporter des cancans et états d'âme aussi mièvres dans son journal ? Ça ne colle pas du tout avec le personnage. Plus on avance dans la lecture, plus on a l'impression de lire le récit d'un lycéen. 

D'autant plus que l'écriture est trop simpliste et peu raccord avec le langage d'époque. C'est trop familier, certaines expressions ou tournures sont très "contemporaines" ce qui anéanti l'immersion dans l'univers du 19e. Pour le contexte, c'est mal écrit.

Autre élément à titre d'exemple totalement absurde qui me fait dire que l'auteure n'a aucune idée de ce qu'elle fait : quand il parle des sœurs d'Elizabeth, Darcy du journal les nomme par leurs prénoms "Lydia, Jane, Marie" alors que l'usage voudrait qui les nomme "Miss Lydia Bennet". Pire, pour Kitty, qui n'est que le diminutif du prénom Catherine et qui se veut être un terme familier dont jamais un Darcy ne se permettrait de faire usage à l'oral comme à l'écrit.

Puis dans le fond :

Je l'ai déjà un peu abordé, c'est tellement niais qu'il est peu probable de se dire que c'est Darcy de Austen qui a pu écrire tout ça. C'est insuffisamment introspectif pour un journal, Grange se contente de reprendre les événements de l'original en y ajoutant une suite d'états d'âme peu développés et même carrément invraisemblables (la scène de la première demande en mariage en est le parfait exemple).

Et même avant ça : dans le roman original, pour Darcy étant donné son rang et sa fortune (et les mœurs), il est inenvisageable qu'Elizabeth dise non à sa demande en mariage. Son combat intérieur se résume à la mésalliance de leur conditions sociales, les "qu'en dira-t-on" et non pas à conquérir le cœur d'Elisabeth car il estime ne pas en avoir besoin et c'est clairement dit dans le roman d'Austen (c'est un des enjeux sous-jacent de l'histoire). 

On touche là même le cœur du sujet : dans le récit original Darcy considère au début, pour toutes les raisons que je viens d'évoquer, que cette relation ne dépend que de lui, de sa décision et de son inclination personnelle. Celle d'Elizabeth ne rentre pas en compte. Il ne comprend pas d'ailleurs ce qu'il a fait de mal (si on enlève le cas Jane et le cas Wickham). Selon lui, le mode de sa déclaration (relatif à la famille d'Elizabeth) se justifie par une volonté d'être totalement transparent et honnête, de se mettre à nu et le fait que cela puisse être offensant pour Elizabeth ne lui effleure même pas l'esprit.

• Donc il aurait fallu faire une première partie concentrée sur le dilemme moral et social auquel il est confronté face à la passion grandissante qu'il voue à une jeune femme dont la situation est si en deçà de la sienne et surtout dont les proches ont des manières aussi rustres et peu civilisées.

• Après la demande en mariage éconduite, une seconde partie davantage axée sur la remise en question de sa propre personne et son repentir.

Et tout ceci, ce n'est pas moi qui le dit c'est le Darcy de Jane Austen.

Extrait (lui et Elizabeth une fois fiancés) :

"Je ne puis m’absoudre aussi facilement. Le souvenir de ce que j’ai dit alors, de mes manières, de mes expressions, m’est encore, après de longs mois, infiniment pénible. Il y a un de vos reproches que je n’oublierai jamais : « Si votre conduite avait été celle d’un gentleman... », m’avez-vous dit. Vous ne pouvez savoir, vous pouvez à peine imaginer combien ces paroles m’ont torturé, bien qu’il m’ait fallu quelque temps, je l’avoue, pour arriver à en reconnaître la justesse."

[...]

"J’ai vécu jusqu’ici en égoïste : enfant, on m’a enseigné à faire le bien, mais on ne m’a pas appris à corriger mon caractère [...] j’ai été gâté par mes parents qui [...] ont laissé croître et même encouragé la tendance que j’avais à me montrer personnel et hautain, à enfermer mes sympathies dans le cadre familial et à faire fi du reste du monde. [...] Vous m’avez donné une leçon, dure sans doute, mais précieuse. Par vous j’ai été justement humilié. Je venais à vous, n’éprouvant aucun doute au sujet de l’accueil qui m’attendait. Vous m’avez montré combien mes prétentions étaient insuffisantes pour plaire à une femme qui avait le droit d’être difficile."

En trois paragraphes de fin, Austen en a dit infiniment plus sur le développement psychologique du personnage qu'en 300 pages de ce pseudo journal intime. Ce texte n'est que de la guimauve : vaguement sucré, mou et sans saveur.

Pour finir, plusieurs éléments ne concordent pas avec le récit original :

Dans celui-ci, à plusieurs reprises il est mentionné le fait que Darcy parle d'Elizabeth à ses proches notamment son cousin et sa sœur, c'est d'ailleurs pour ça que cette dernière souhaite la rencontrer. Ce n'est pas le cas ici : Georgiana n'a jamais entendu parlé d'Elizabeth avant leur rencontre à Pemberley.

Autre exemple (parmi tant d'autres), pendant leur séjour dans le Kent, dans la vraie histoire, c'est Darcy qui décide et prolonge intentionnellement son séjour chez sa tante pour avoir l'occasion de voir et côtoyer Elizabeth, jusqu'à ce qu'il se décide à lui faire sa déclaration. Alors qu'ici, le Darcy nous bassine en mode "il faut que je finisse bientôt ce que j'ai à faire dans le Kent pour partir et je serais sauvé". (??!!)

Bref.

Ce fut une mauvaise expérience et une cuisante déception alors qu'il aurait été sympa d'avoir un développement de personnage à travers Darcy. Austen le fait de façon ponctuelle dans son œuvre et la série de 1995 avait aussi pris le parti de davantage se focaliser sur le cheminement intérieur du héros masculin. C'était réussi. Ici c'est raté.

Je ne comprends pas comment on peut adhérer à la plume de Jane Austen et mettre une bonne note à ce roman. C'est du niveau d'une fanfiction de 50 nuances de gris pour moi, navrée.