En 1991, la saison 1 de Twin Peaks fait l’effet d’une bombe. Les deux créateurs, Mark Frost et David Lynch, proposent à la fille de ce-dernier, de se mettre dans la peau de Laura Palmer pour écrire son « journal secret ». Jennifer Lynch accepte et devient alors la troisième personne à connaître l’identité de l’assassin de Laura Palmer…


Les premiers chapitres, ou plutôt notes intimes, de Laura, dépeignent une jeune fille de 12 ans, encore pleine de rêves de son âge. Laura passe l’un des plus beaux jours de sa vie, lorsqu’elle apprend qu’elle a un poney pour son anniversaire. Mais déjà, Laura cache des préoccupations. Elle se demande ce que sont les règles, à quoi ressemblera sa première fois avec un garçon… Elle pense aussi à la mort, énormément : a peine commence-t-elle à profiter de son poney, que Laura pense déjà au jour de sa mort, et à la tristesse qu’elle éprouvera. Mais surtout, elle fait déjà des cauchemars terribles, dans lesquels un homme mystérieux, menaçant, du nom de "Bob", vient dans son lit… En filigrane, ce récit autobiographique est la description d'une fillette abusée. La question, pour le spectateur de la série Twin Peaks, est alors : par qui ? Ces attouchements sont-ils réellement commis par un personnage surnaturel, Bob ? Ou cet avatar est-il un transfert, dans l’esprit de l’adolescente torturée, d’une véritable personne de son entourage ? Et surtout, ce violeur est-il aussi celui qui l’a tué ? Par la description de ce drame sordide, ici teinté d’un épais mystère, Le journal secret de Laura Palmer peut être lu comme un œuvre littéraire, valable en elle-même. Une œuvre très dure, qui fut refusée pour sa violence psychologique et sa crudité par certains libraires, malgré son succès, à sa sortie en 1991.


Pour les spectateurs de la série, qui n’avaient alors vus que les huit premiers épisodes de la saison 1, les personnages majeurs sont évoqués dans ce journal, par petites touches. Mais surtout, un personnage de la saison 2 est introduit en avant-première, Harold, personnage claustrophobe à qui Laura confiera son journal secret, comme elle l’indique dans ses dernières notes avant sa mort… Les liens avec la série sont cependant discrets, et subtils. Laura note par exemple : « des fois je rêve de pouvoir voler. Si je le pouvais je volerais au dessus de Twin Peaks, et bien au-delà. Je m'en irais loin, très loin, et je ne reviendrai peut-être plus. » Cette note évoque une image, de l’épisode de la saison 1 Cooper’s dream, celle d’un oiseau noir survolant la forêt sur le thème musical de Laura. Autre détail prouvant la cohérence de l’ensemble, une note de Laura témoignant que les parents de Donna rentrent tard, coincés à la fête de Ben Horne qui leur « montre des diapos » : dans la future saison 2, nous verrons Ben Horne nostalgique lors d’une scène similaire de diapositives. Mais c’est surtout le récit de la scène d'amour avec les jeunes canadiens, vécue avec Donna en pleine forêt, dans un lac, qui marque. Cette scène sera réentendue dans la future saison 2, du point de vue de Donna qui la racontera avec émotion.


Certaines scènes appartiennent cependant entièrement au roman de Jennifer Lynch. Par exemple, un très beau chapitre consacré à la Dame à la Bûche. Laura rêve que Margaret, surnommée la Dame à la Bûche, lui donne rendez-vous. Au réveil, Laura suit les indications de son rêve et retrouve Margaret, qui explique faire souvent les rêves des autres gens. Laura découvre une femme douce, à l’inverse de l’image de vieille folle qu’elle en avait. Margaret lui délivre des paroles apaisantes, mais aussi des mises en garde. Laura la comprend. Une magnifique scène, que l’on visualise, et qu’on pourrait facilement imaginer dans la série, avec la musique d’Angelo Badalamenti. L’idée que la Dame à la Bûche veille sur Laura à distance sera reprise dans Fire walk with me…


Au fil des pages, alors qu’elle grandit, Laura se questionne de plus en plus sur la mort, le bien, le mal, ou encore sur l’existence de Jésus dont elle doute fortement. Par contre, elle est certaine que Satan et Bob, l’homme de ses cauchemars, ne font qu’un. Elle se demande ce que l’on ressent, en mourant. Des interrogations qui se retrouveront parfaitement dans le film Fire Walk With Me, dont Le Journal secret donne déjà un avant-goût du ton noir et désespéré – plus que la série, où la noirceur est contrebalancée par la comédie.


L’écriture de Laura se fait de plus en plus incohérente. On sent l’évolution de la jeune fille de 12 ans, déjà inquiète sur la vie, qui devient une consommatrice de marijuana, puis de cocaïne, de 16 ans. Elle alterne les notes personnelles aux poèmes, très touchants. Surtout, ses cauchemars sont de plus en plus envahissants, et lui brouillent la vue au quotidien. On sent comment sa vie devient un cauchemar éveillé, permanent. La dernière année, Bob s'infiltre dans sa tête et dans son écriture. Les propos de Bob surgissent en majuscule, venant souiller l’intimité de Laura jusque dans son journal. On imagine alors la jeune fille, entendant la voix de Bob, possédée par lui, écrivant pour lui…


Pour les grands connaisseurs de Twin Peaks et de Fire walk with me, ce Journal secret décrit donc en profondeur la psychologie de son personnage culte, Laura Palmer. Nous vivons ses tourments avec elle, au fil des pages, au fil des notes qui semblent réellement émaner du personnage et non de la plume de l’auteure Jennifer Lynch. On découvre la douleur de la jeune femme, à vivre une double vie, qu’elle finie par accepter, pour ne plus culpabiliser en permanence. Elle assume la « Laura noire », qui est en elle, et devient alors distante, cruelle. Bobby est pour elle un gentil amant, un faux dur, qui lui fournit de la drogue. Quand Bobby prononce des paroles tendres, d’amour pur et éternel, après avoir fait l’amour la première fois avec elle, Laura éclate de rire – par honnêteté. Elle ne peut pas faire semblant : sa réalité est trop noire. Une scène déchirante est celle où Laura se sépare de son poney. Bête trop pure pour une adolescente trop pourrie, elle décide de le chasser de son enclos à jamais.


Pourtant, Laura, dont la sensibilité est à fleur de peau, tente de remonter vers la lumière dans les derniers jours de sa vie. Elle propose aux Horne de s'occuper de Johnny, le fils handicapé mental. Pourtant, elle écrit qu’avec l'argent, elle pourra « au moins se payer de la coke »... Laura commet le bien, des actions généreuses autour d’elle, pour pouvoir se faire du mal, se dégrader. Au Double R, elle propose à Norma Jennings d’aider les retraités de Twin Peaks en leur apportant des plateaux-repas. Elle aide également Josie, à apprendre l'anglais. Ces moments sont un peu de bonheur pour Laura. Tous ces éléments, ces petits détails menant au début de la saison 1 – c’est-à-dire après sa mort – se précipitent à la fin du livre. Dans les dernières notes, elle écrit avoir rencontrée le Dr Jacoby. Le docteur est attiré par elle, mais spirituellement. La double vie de Laura, dont elle avait honte, est pour lui le signe d'une grande sensibilité. Le 13 janvier 1989, Laura s'excuse auprès de son journal (qu'elle tutoie comme une personne réelle), car elle a moins de temps à lui consacrer : elle a commencée un deuxième journal et des cassettes audio pour le Dr Jacoby. Autant de futurs indices éparpillés après sa mort, rendant la découverte de la vérité sur son assassinat, et sur Bob, difficile.


Jacoby et Harold deviennent donc les deux confidents de Laura. Laura les apprécie, mais est parfois prise de haine pour eux. Dans cette haine, Laura se compare à Bob. Lors d'une dispute avec Blackie, la mère maquerelle du One Eyed Jack, Laura l’insulte, lui sourit, « comme aurait sourit Bob » écrit-elle. L'avant-dernière note de Laura mentionne enfin James Hurley. Laura est tombée amoureuse de sa pureté, et place en lui l'espoir de redevenir une fille bien, de « sortir de la nuit ». Elle dit au Dr Jacoby que James est « sa dernière chance ». Elle confie aussi rêver que Donna et Ronnette soient un jour amies, quand elle-même n'aura plus à cacher sa double nature. Elle lui raconte aussi avoir forcé Harold à lui avoir fait l'amour, et s'être haït pour cela. En sortant de chez lui, Laura croise le petit-fils de Mme Tremond, qui fait un tour de magie... Enfin, Laura dit à Jacoby qu'elle sent Bob se rapprocher dangereusement, et qu'elle s'efforce de savoir qui il est avant qu'il ne l'atteigne. Encore une page arrachée, et voici la dernière note de Laura Palmer. Elle « sait qui est Bob ». Il a arraché des pages « qui aidaient à comprendre », de son journal. Elle va le dénoncer. Laura supplie son journal « d'expliquer à tout le monde qu'elle ne voulait pas devenir ce qu'elle est », qu'elle a « fait de son mieux »... Elle conclue par un P.S., dans lequel elle écrit qu'elle confie ce journal à Harold, et qu'elle n'en « peux plus ». Une note sibylline annonce alors que Laura Palmer fut retrouvée morte quelques jours plus tard. Son journal est une tragédie, montrant la face noire et bouleversante d'une adolescente tourmentée et abusée.


Jennifer Lynch réussit un tour de force à plus d’un titre : elle adopte avec maestria le point de vue d’une adolescente, faisant évoluer son vocabulaire au fil des années, et le ton adopté au fil de la dépression de Laura Palmer. Elle parvient aussi à satisfaire les fans de la série par des indices inédits sur les personnages de la série (on en apprend plus sur Josie Packard, sur Ben Horne, sur la Dame à la Bûche…), mais sans tomber dans le produit dérivé commercial. Enfin, Jennifer Lynch décrit l’horrible Bob pour la toute première fois, là où ce personnage n’était alors qu’évanescent dans la saison 1. Sa description de ce monstrueux personnage correspond parfaitement aux apparitions nombreuses qu’il fera dans la saison 2 et dans le film Fire walk with me. Qu'on le lise en connaissant l’identité du tueur, ou bien en découvrant la série, Le journal secret de Laura Palmer reste une œuvre très réussie, très dure psychologiquement, au moins aussi terriblement noir que Fire walk with me, et aussi bouleversante.

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le 29 déc. 2016

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