Philippe Lançon ? J’en avais vaguement entendu parler en tant que journaliste puis lors de l’attentat contre Charlie Hebdo avec lequel j’entretenais cependant des relations assez lointaines, admirant nombre de ses démarches mais rejetant souvent l’esprit potache.
Je n’avais jamais lu un article de lui et si je n’avais pas été étonnée par les critiques émues de la part de personnes extrêmement diverses et souvent difficiles, je serais passée à côté d’une œuvre magnifique. Heureusement que je ne me suis pas laissée arrêter par la quatrième de couverture, sans intérêt…
Le résumé se fait en quelques mots. Le récit va de la veille de l’attentat à son retour à la vie sociale, après plusieurs mois d’hospitalisation ; l’essentiel des 510 pages relatant sa difficile reconstruction, tant physique que psychique.
Mais le sens est ailleurs, souvent d’ailleurs dans ce qui n’est pas dit.
Sans jamais aucune plainte, lui qui vit avec un trou au milieu du visage, sans même de fausse humilité, avec une authenticité confondante, Lançon nous fait sentir ce qu’est, au fond d’hôpitaux parisiens, la lutte pour la vie, pour garder sa dignité, pour échapper au désespoir. Sans ostentation, sans philosophie de comptoir, il ancre sa vie dans son expérience de patient et nous donne, sans jamais le vouloir, une belle leçon de patience et de noblesse d’âme.
Il arrive comme par mégarde à éveiller en nous une compassion profonde. Peut-être que si je l’avais croisé avant l’attentat, j’aurais été peu attirée par un être qui se disait assez vaniteux – et qui l’est parfois un peu…-, un intello parisien tendance bobo chic comme il y en a tant... En ne faisant presque toujours qu’évoquer les processus de reconstruction physique et ses relations avec le microcosme hospitalier, transparait son évolution intérieure et sa sublimation.
Au rythme de ses lectures et de la musique qui accompagnent ses nombreuses opérations, il apprend non pas à revivre mais à vivre. A tel point qu’il donne envie de relire ce qui l’accompagne en boucle pendant tous ces mois : Les lettres à Milena de Kafka et la mort de la grand –mère de Proust au début de « Du côté de Guermantes ». Comme lui, on se laisse porter par les différentes interprétations du Clavier bien tempéré ou des Variations Goldberg de Bach qu’il écoute sur la table d’opération. C’est d’ailleurs là apparemment sa seule concession à la spiritualité qui ne semble pas être une dimension de sa vie. Car son combat, il le mène seul, sans Dieu, avec seulement les hommes qui restent extérieurs à son expérience extrême. Combat d’autant plus admirable ; et on aimerait qu’il puisse trouver dans la beauté de la foi ce qu’il cherche dans la beauté de l’art…
Même ses relations sentimentales arrivent à prendre une dimension exceptionnelle. Les difficultés de couple entre cette gueule cassée et une danseuse vivant aux Etats-Unis auraient pu être ennuyeuses mais s’en trouvent comme essentialisées, là encore sublimées par le moment de vie exceptionnel ; elles arrivent à exprimer, toujours sans effort didactique, l’éternelle difficulté du rapport à l’autre. Ce qui est fascinant, c’est qu’on sent confusément que Lançon s’en rendre compte tout en refusant toute forme de procédé, toute généralisation trop facile. Il refuse de faire de son drame une leçon ; il échappe à toutes les tentatives de victimisation ; il arrive même à donner de l’évidence à une expérience somme toute extrême. Aucune leçon : que peut-il y avoir à prendre dans le récit des conséquences de la bêtise et de l’extrémisme ? Aucune morale dans ce livre qui aurait pu si facilement suivre cette voie…
La relation qu’il entretient avec la chirurgienne qui reconstruit son visage va dans le même sens et, en collant au plus près des événements, échappe à toute forme de romanesque facile.
Vous êtes un vrai romancier, monsieur Lançon, et je souhaite que ce livre ne soit pas le dernier… Car quand le récit s’achève, la vie et ses souffrances continuent. Et on souhaite suivre encore les pas de cet homme qu’on a senti vivre et évoluer en nous grâce à sa haute approche de la littérature !