J’ai tenté le coup : lire des textes théoriques d’une romancière dont je n’avais pas lu la moindre ligne jusqu’alors. Le Langage de la nuit ne m’a pas encouragé à me lancer dans Terremer – par exemple –, mais ne m’en a pas découragé non plus. Les connaisseurs des romans d’Ursula Le Guin me démentiront peut-être, mais j’ai seulement l’impression qu’on n’y trouve pas beaucoup d’humour.
Il y a dans ce recueil des textes attrayants et d’autres plus anecdotiques (1). Des passages où l’auteure parle de son œuvre, et d’autres où elle évoque d’autres classiques. On y lit des paradoxes intéressants : « Le mauvais réalisme est le moyen qu’a inventé notre époque pour ne pas affronter la réalité. Et d’ailleurs, le chef-d’œuvre absolu de cette littérature totalement irréaliste est, sans le moindre doute, l’indice quotidien des cours de la Bourse » (p. 34 en « Livre de poche »). On y rencontre aussi des affirmations péremptoires : « Il n’existe aucune forme de prose qui vaille, de près ou de loin, le roman » (p. 167).
Certains passages apportent leur part de subtilité stimulante : « l’écriture n’est pas qu’un acte créateur ; c’est aussi un acte réactif » (p. 24). D’autres enfoncent des portes ouvertes : « On a tendance à se laisser emporter, à devenir irresponsable, quand on crée en toute liberté un monde entier » (p. 50). Encore, l’auteure n’insiste-t-elle pas trop sur ce qu’on pourrait appeler une approche « victimisante » des littératures de l’imaginaire : elles seraient par nature sous-estimées, dénigrées, etc.
Hormis le caractère parfois décousu du recueil (1), et outre le fait que ce qui était vrai dans les années 1970 ne l’est peut-être plus entièrement, ce qui m’a surtout gêné dans le Langage de la nuit est l’imprécision des notions mobilisées.
Ursula Le Guin parle ainsi indifféremment de fantasy et de science-fiction. Soit : les questions de catégories, de sous-catégories et de sous-sous-catégories (etc.) ne m’ont jamais passionné, en littérature comme ailleurs. C’est nettement plus gênant quand je lis que « le roman est mort, et la tâche, l’espoir d’une forme nouvelle telle que la science-fiction n’est [j’aurais écrit ne sont, mais bon…] pas de continuer le roman ou de le revitaliser, mais bien de le remplacer » (p. 168). C’est comme si je disais que la musique est morte et que le reggae va la remplacer : ça n’a pas de sens. (Ou plutôt, si ça a un sens, cela implique une revendication d’hégémonie qui me paraît éloignée de ce qu’Ursula Le Guin veut dire – mais qu’elle dit peut-être malgré tout.)
Il me semble que pour Ursula Le Guin, les termes de science-fiction et de fantasy sont moins des catégories esthétiques (des genres littéraires) que des labels de qualité. « Un écrivain peut mettre des cactus et des canyons un peu partout, il n’écrira pas de western s’il ne connaît pas l’Ouest américain. Il peut multiplier les vaisseaux spatiaux et les souches de bactéries mutantes sans jamais écrire de science-fiction » (p. 130) : je lis cela, et j’ai l’impression de réentendre un détracteur de U2 ou de Placebo expliquer que U2 ou Placebo n’étaient pas du rock. C’était simplement un rock qu’il n’aimait pas (2).
Ce dernier passage pose un autre problème : si on admet qu’il faille connaître l’Ouest américain pour écrire un western, que faut-il connaître pour écrire Dune ou le Seigneur des Anneaux ?
À partir du moment où on nage ainsi dans le flou, le propos ressemble souvent à une déclaration d’intention qu’à une véritable analyse. L’auteure le remarque elle-même : après avoir affirmé que « Tolkien écrit dans un anglais simple et clair » (p. 128), elle admet : « Certes, je reconnais que le style d’écriture que je dénonce […] utilise également une prose simple et apparemment directe. Mais hélas, elle ne ressemble en rien à la prose de Tolkien. […] Le texte n’est pas clair, il est inexact ; s’il paraît direct, ce n’est qu’une illusion ». Et là, on n’est pas loin du sketch des Inconnus sur le bon et le mauvais chasseurs…
Une partie du livre tente d’analyser la science-fiction et la fantasy à la lumière des notions jungiennes de mythe et d’archétype. Pourquoi pas. Je ne connais pas grand-chose à Jung. Après avoir énuméré divers « sous-mythes de la science-fiction » tous plus sexistes, ethnocentrés et xénophobes les uns que les autres, elle ne leur reconnaît « aucune valeur éthique, esthétique et intellectuelle » (p. 98). Je n’apprécie pas plus qu’elle les fictions construites sur « le héros blond des aventures de cape et d’épée » ou sur « le brave capitaine de vaisseau spatial » (p. 97). Les valeurs éthiques, esthétiques et intellectuelles portées par ces personnages ne sont pas les miennes – mais ils en ont.
Et j’évite de me poser en flic littéraire en affirmant que « l’artiste qui se soumet délibérément à eux perd le droit de dire qu’il écrit de la science-fiction » (p. 98). Les propos les plus intéressants du Langage de la nuit sont ceux où Ursula Le Guin n’écrit pas en fliquette.
(1) Cette impression de disparate vient peut-être aussi de la version française : l’édition originale (1979) compte vingt-quatre textes, si je me fie à une encyclopédie participative en ligne ; en 2016, les éditions des Forges de Vulcain en ont choisi dix. Pourquoi ne pas avoir tout publié ? Assez ironiquement, Ursula Le Guin écrit que les « textes de mauvaise qualité [d’un écrivain de science-fiction] se publieront tout aussi vite, voire encore plus vite ; ses fans le liront, parce que c’est de la science-fiction » (p. 23). On peut imaginer que cinq cents pages au lieu de deux cents n’auraient pas rebuté le lectorat de Terremer.
(2) Ouais, à l’époque, on écoutait U2 et Placebo. C’est pour cela qu’on disait détracteur au lieu de rageux. – Du reste, on peut toujours entendre que les livres de Musso (ou de Nothomb ou de Foenkinos, etc.) ne sont pas de la littérature. Ben si. De la littérature de merde si on veut, mais de la littérature.