C’est un peu compliqué de découvrir aujourd’hui Le Livre de la Jungle sans avoir une vague idée de qui sont Mowgli, Bagheera, Baloo, Kaa et cette teigne de Shere Kahn. Mais cette découverte, c’est aussi celle de l’écriture d’un type qui semble, dès les premières lignes, avoir créé la jungle, et ce qui s’insinue comme vite évident, c’est que toutes, de Tarzan à King Kong en passant par Au Coeur des ténèbres, toutes les forêts impénétrables ont un jour pris naissance sous les frondaisons de Kipling.
Alors tout cela est très heureux parce-qu’il suffit d’à peine quelques lignes pour que toute cette ménagerie s’extirpe des crayonnés géniaux de Milt Kahl et sa clique, plusieurs fois hasardés sur les vastes étendues de l’inconscient collectif, et s’enveloppe d’un autre génie créateur, celui qui dans le marbre des mots façonne les êtres les plus marquants.
Le Livre de la Jungle est une oeuvre que j’étais loin de soupçonner aussi visuelle, aussi picturale, ressortant de ses multiples escales, du fin fond des forêts indiennes aux roches brumeuses des îles de la mer de Behring, avec une collection d’images gravées en tête. Il y a un peu de tout, des animaux les plus gigantesques au grouillants les plus sournois, du vautour d’altitude aux fourmis en multitudes, des conflits de titans aux guerres de jardins. Quand on sort du Livre de la Jungle, on a admiré des combats de phoques déchaînés tous crocs dehors et recouverts d’écarlate, on a épié des éléphants paradant au clair de lune ou somnolant rougis à la lueur des braises, on a visité une cité éteinte exhibant des ruines dignes de Piranèse, on a frémi pour une jeune mangouste bravant les cobras… Et de toutes ces histoires, celle de la jungle, du petit d’homme et du tigre avili est de loin la plus prenante, la plus fascinante, racontée avec une maestria d’histoire au coin du feu et l’on sait combien ce genre de magie est l’atout des dompteurs de mots les plus talentueux.
Ce n’est qu’émerveillement, violence, aventures et frissons et c’est quand, très vite, Baloo montre qu’il n’est pas ici que pour remuer l’arrière train et colle une taloche pleine de griffes à Mowgli qu’on comprend que cet écosystème là est impitoyable et ne dispense son savoir qu’au prix du sang et des cicatrices. Et certaines scènes sont incroyables, d’une puissance évocatrice folle, que cela soit dans un conseil de loups à la pleine lune, sous les sabots fous d’une débandade de buffles ou dans les arabesques ondulées d’un serpent chassant le rhésus (la scène où Kaa s'adresse aux Bandar-log est pétrifiante...).
La jungle de Kipling, c’est celle du mystère, de l’inconnu, du fantasme, une jungle de monde perdu. Un endroit isolé, évanoui dans des profondeurs indéfinies, où le fléau de la raison scientifique n’est pas encore complètement survenu. Une jungle de démesure où, par quelque étrange sorcellerie de conteur, l'ours lippu retrouve les traits de son cousin des cavernes, où le python rappelle en proportion le titanoboa de 60 millions d'années son aïeul. Kipling y dessine ses légendes merveilleuses avec toute l’élégance d’un style théâtrale immédiatement prégnant – j’avais toutes les voix de chacune des bêtes qui murmuraient, s’esclaffaient, jappaient ou babillaient dans mon crâne en lisant ce bouquin, et chacun d’eux aurait parfaitement pu être là, juste à côté ou moi là-bas sur un rocher – et offre des tableaux brillant d’évidence et un souffle pour l’aventure probablement insurclassable.
Traiter le sujet animal est loin d’être évident, c’est se risquer sur un terrain friable où les embûches du simplement puéril, de la niaiserie et de l’artifice inutile sont partout, mais Kipling entreprend le sujet avec une habileté sidérante, l’élevant à une classe mythologique. Et entre ses mains une chose est sûre, les animaux n’avaient plus eu tant à nous apprendre depuis La Fontaine.