Imaginez un instant que Quentin Tarantino réaliserait un crossover de Seven, Il était une fois dans l'Ouest, Men in Black et Twilight, dont le scénario serait écrit par Robert Rodriguez... Vous arrivez à l'imaginer ? Non ? Et bien, ouvrez ce livre.
Je dois dire que je n'y croyais pas trop, en commençant le récit. Je n'avais jamais entendu parler de ce roman, malgré son caractère qui relève visiblement du culte chez ses lecteurs. En découvrant cet aspect culte, j'ai eu peur : on m'annonçait du Tarantino en roman, et ce n'était pas spécialement fait pour me plaire... Sans parler de l'effet de foule, qui réussit rarement à m'intégrer. Ni du fait que l'auteur de ce roman a voulu rester anonyme, ce qui n'est jamais vraiment rassurant. Et pourtant...
Dès que j'ai lu le premier chapitre, j'ai su que j'allais adorer ce mystérieux bouquin. Tout commence par un prologue qui introduit habilement le style brut et poétique de Tarantino dans une atmosphère pesante et langoureuse à la Sergio Leone. Incipit brillant, qui pose les bases du récit avec un brio absolument prodigieux. Mon premier préjugé tombait : non, l'auteur qui a écrit ce roman, malgré son anonymat, n'est pas un amateur. Est-ce un nom célèbre qui a voulu faire autre chose sans briser son image ? Est-ce un type lambda qui a voulu rendre hommage à ses références littéraires et cinématographiques ? Quoiqu'il en soit, le bonhomme qui fait ça sait écrire, et sait mettre en scène.
Son style est génial : à la manière d'un Pierre Lemaître (en un peu plus cash, tout de même), il se situe au croisement improbable de Céline et de Dumas. Il réussit à épurer la narration sans jamais renoncer à la beauté de l'écriture et surtout à l'efficacité et à la grandeur des mots bien agencés. Il fait dans la vulgarité sans jamais se départir de son élégance. Mélangeant, parfois au sein même de sa phrase, le grossier et le soutenu, l'auteur de ce roman acquière une force étonnante dans sa manière de raconter son histoire. Son style colle à la fois à la noirceur de l'ambiance, crapoteuse à souhait, nous baladant dans les bas-fonds d'une ville de tueurs à gage, mais aussi à la dimension mythologique du récit, dont il convient de ne pas parler plus en détail afin de ne pas déflorer le sujet.
Qu'il suffise donc de savoir que Le Livre sans nom est une véritable pépite, tant en termes de littérature que de dramaturgie, et à ce niveau-là, il doit tout au cinéma. Bourré de références souvent bien gérées, et jamais envahissantes, Le Livre sans nom nous offre un voyage complètement barré, au ton grave voire sérieux, mais toujours ironique, et franchement hilarant dans sa démarche de pastiche. Entre les tueurs à gage sanguinaires, et les brutes amatrices, les motards dégénérés et le laconique tueur à capuche, la jolie fille sortant amnésique d'un coma de 5 ans et la cartomancienne incompétente, le duo d'inspecteurs marginalisés au sein de la police et les deux innocents moines férus d'arts martiaux, on retrouvera des stéréotypes absolument savoureux du monde du polar, mais qui ne basculent jamais dans le cliché.
Hommage à tous les genres de romans et de films en même temps, Le Livre sans nom fait donc partie de ces oeuvres inclassables, touchées par une sorte de grâce littéraire, qui les rend proprement exceptionnels, même dans ses légers défauts. On est littéralement fasciné, happé, submergé, par ce monde qui s'ouvre à nous, monde de brutes, de violence gore et de bassesse au sein duquel se débattent quelques honnêtes hommes incapables d'arrêter la marche du monde. C'est dégoûtant mais pourtant savoureux, c'est délirant mais pourtant réglé comme une montre suisse, c'est repoussant mais si attirant... C'est génial.
Et lorsqu'on referme ce roman halluciné et hallucinant, en attendant la visite fatale du Bourbon Kid, on comprend le culte qui entoure cette oeuvre si étonnante et détonnante, et on s'y joint sans réserve. Indéniablement, on tient là un objet unique en son genre, tellement cinématographique dans l'âme qu'on ne comprend pas qu'un film ne soit pas déjà sorti sur nos écrans. Encore que si cela doit être un Pierre Morel qui se charge de l'adaptation, conformément aux rumeurs, on se dit qu'il faudrait peut-être attendre de changer d'ère cinématographique avant de s'en occuper. Parce que le cinéma ne mérite pas encore un tel monument. Et que le Bourbon Kid mérite bien mieux.