L'un des lieux les plus importants du roman Le Maître et Marguerite, c'est l’hôpital psychiatrique du docteur Stravinsky. De nombreux personnages, principaux ou secondaires, vont y passer un moment plus ou moins long, parfois comme simple visiteur, mais bien souvent en pensionnaire. Le Maître et Marguerite est un roman sur la folie, et c'est un roman de folie. Le titre du chapitre 6 pose tout de suite le mot qu'il faut : la schizophrénie.
Tout, dans ce roman, semble atteint de schizophrénie. Tout est double, à la fois une chose et son contraire. Les personnages, les événements, et aussi le monde soviétique dans son ensemble. Comme les yeux de Woland, dont l'un est vert et brille d'une lueur perçante et l'autre est noir comme un gouffre sans fond, tout paraît à la fois lumineux et sombre, joyeux et triste, délirant et amer. Réaliste et surréaliste. Complètement cinglé dans les événements qui se déroulent : nous avons donc le diable en personne qui débarque à Moscou en se faisant passer pour un magicien et qui va semer la panique un peu partout dans le joli monde parfait du stalinisme à l'aide de ses démons (assez frappadingues eux aussi, parmi lesquels on retrouve un gros chat noir), nous avons un personnage qui est téléporté directement de Moscou à Yalta, une séance de théâtre qui tourne au désordre le plus complet et après laquelle des femmes se retrouvent à moitié nues en pleine rue, une tête qui disparaît, des cadavres qui se rendent au bal, et j'en passe, bien entendu.
Tout cela est parfaitement jubilatoire et donne déjà un premier intérêt au roman : Boulgakov a composé une œuvre absolument inédite, d'une imagination débordante, imprévisible et bien souvent hilarante. Et surtout, à des années-lumières de la doctrine du réalisme socialiste en vigueur au moment de l'écriture. Dès le début, ce roman s'oppose frontalement à la littérature officielle, et ce n'est qu'un début justement. Car, derrière cette apparence fort plaisante se cache une critique acerbe du monde soviétique des années 30. La description de Moscou est frappante de vérité, avec ses problèmes de logements, ses appartements communautaires, ses sociétés de ceci et de cela, ses magasins et ses restaurants réservés à une classe de privilégiés, etc. Derrière l'apparence d'une société égalitaire, le monde stalinien a mis en place toute une hiérarchie et, finalement, a remplacé une aristocratie par une autre.
C'est l'univers de l'écriture qui en prend le plus pour son grade. Pour être écrivain, il ne faut pas talent particulier, il faut juste suivre les consignes officielles ; c'est en comprenant que, bien qu'en ayant sa carte qui fait de lui officiellement un poète reconnu par l'état, il n'a strictement aucun talent littéraire, que le jeune Ivan arrête de composer ses mauvais vers. Mieux : avoir de l'imagination est une tare. Plusieurs fois, à travers le personnage du Maître en particulier, on sent toute l'amertume de Boulgakov par rapport aux difficultés qui ont émaillé sa vie d'écrivain dans un pays où on n'est pas libre d'écrire ce que l'on veut comme on le veut. L'attaque contre les critiques officiels du régime est aussi assez cinglante et on y sent encore le vécu du romancier.
A l'opposé d'une doctrine qui veut enfermer la création artistique sous le joug de l'idéologie, Boulgakov proclame la liberté absolue de l'artiste. Une liberté qu'il peut assumer jusqu'à en mourir s'il le faut. Et une liberté qui signifie, aussi, assumer les conséquences de ses actes, comme un Ponce Pilate bourrelé de remords après avec tué le Christ. C'est cette liberté, que l'on devine être un combat permanent dans l'URSS stalinienne, qui donne au roman sa saveur si particulière. Le Maître et marguerite n'est pas seulement une succession d'événements cinglés, ce n'est pas du n'importe quoi érigé en roman, c'est bel et bien une liberté transformée en un combat de chaque instant. Finalement, l'asile de Stravinsky pourrait bien représenter l'URSS en elle-même, où les citoyens qui cherchent à vivre normalement sont traités de fous.
Car, ne nous y trompons pas, si le monde est décrit comme schizophrène, c'est qu'il est devenu ainsi grâce à l'idéologie stalinienne. Car quoi de plus schizophrène qu'un monde où on peut être un officiel bien en vue un jour et être considéré comme un traître de l'état le lendemain (et inversement) ? Quoi de plus cinglée qu'une société où plusieurs familles s'entassent dans un appartement pendant un écrivaillon sans talent mais apprécié du pouvoir jouit d'une grande propriété pour lui tout seul ? Quoi de plus parano que cet univers où la milice est omniprésente et où la méfiance mutuelle est la norme ?
De ce fait, Le Maître et marguerite est un roman de l'instabilité. Tout est toujours changeant, rien n'est stable. Le narrateur lui-même avoue bien souvent ne pas comprendre ce qui se passe ou ne pas connaître les réponses aux nombreuses énigmes qui émaillent le récit (au passage, jolie destruction de la statue du narrateur omniscient, et attaque à nouveau contre le réalisme socialiste : le narrateur ne cesse de répéter que tout ce qu'il raconte est strictement véridique). Il y a constamment des doutes sur la réalité de ce qui arrive. Mieux : quand l'événement est décrit, il paraît aller parfaitement dans la logique du récit ; puis lorsque, quelques pages plus loin, un personnage relate le même événement, il paraît être complètement cinglé. Ce qui est vrai à un moment ne l'est plus un peu plus tard.
Les personnages aussi sont atteints de cette instabilité. Il faut voir le pauvre Ivan, tour à tour fou, puis apaisé, puis à nouveau complètement cinglé, et ainsi de suite.
Et tout cela coule avec un naturel parfait. Ce roman est magnifique, tour à tour hilarant et inquiétant, empreint de poésie, d'émotion et d'amertume. La critique sociale cachée derrière l'absurde fait, bien entendu, penser fortement à Gogol. C'est imprévisible et passionnant.

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le 6 mars 2018

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