« Un jour, dis-je, j'écrirai sur toi un roman américain."

«- Pourquoi américain ?
- A cause des whiskys. Le whisky est un alcool américain. »


J'ai ouvert ce livre en me fiant au titre, peut-être à la couverture aussi, bleue et pleine de mer.
Je lisait beaucoup à l'époque, j'avais quatorze ou quinze ans peut-être, je crois que j'étais au lycée, et, comme me l'avais méchamment conseillé ma mère, je lisais pour la première fois « des livres d'adulte ».


Duras est arrivée à ce moment-là, et elle a tout de suite pris beaucoup de place, et ce, pendant très longtemps. Cette manière de parler des émotions contradictoires qu'on éprouve notamment dans la relation amoureuse, dans l'attachement et dans le sentiment d'exister, dans les raisons de vivre et la fluctuation permanente du désir, celui qu'on éprouve pour les autres et surtout celui qu'on éprouve pour la vie (ce qui est quelque part très très lié), c'est ça qui m'a touchée chez elle.


Alors, Duras me fatigue un peu aussi, dans « Yeux bleus cheveux noirs », par exemple, elle me fatigue, à vouloir se rapprocher du dégoût, de la nausée (est-ce une référence à Sartre, a-t-elle voulu parler de cela à sa manière, elle aussi?) qui nous donne l'impression de toucher la mort en étant vivant, est-ce son expérience précise de la dépression et du dégoût de soi, du quotidien, du corps aussi ? Bien sûr parfois elle exagère. Son côté « nouveau roman », ses expériences littéraires, ses dialogues vides parfois, à vouloir tellement contourner la réalité et découvrir une sincérité pure, peut-être, loin du sens (on est proches du surréalisme de nombreuses fois), son amour pour les relations compliquées, etc.


Déjà, dans « Le marin de Gibraltar » il y a tout ça, mais, me semble-t-il, encore frais, assez pétillant. Il y a cet hommage vibrant à la littérature américaine, Faulkner, Hemingway, et moi ça me semble touchant. Elle n'est pas encore en train de parler d'elle à la troisième personne, elle n'a pas encore inventé « le style Duras » magnifique parfois, agaçant souvent.


C'est un livre qui raconte peu, qui se trouve plutôt dans les dialogues, dans le mystère des dialogues, dans une forme d'humour, qui laisse un peu le lecteur tout seul, mais je me souviens bien qu'à quatorze ans, j'avais apprécié ça, c'est comme une invitation à imaginer, à comprendre. C'est l'effet que me procurent aussi les livres d'Hemingway, « je ne t'explique rien, à toi de découvrir ce qu'éprouvent les personnages, ce qu'ils ressentent ». Ce n'est pas une littérature explicative, ce n'est pas non plus une littérature descriptive, c'est plutôt une forme d'écriture qui est « invitative ».


Cela dit, et c'est ce qui m'avait aussi beaucoup plu, c'est que Duras, mine de rien, sait distiller des émotions sensorielles profondes, claires et très parlantes tout le long du roman. L'Italie est brûlante et sensuelle, la mer est claire, la lumière éclatante, la côte scintille de mille feux durant la nuit, les odeurs transportent, la nourriture est délicieuse, et, bien entendu, l'alcool coule à flots.


« La fraîcheur, encore une fois, me réveilla. On venait de doubler le cap Corse, il devait être un peu plus de cinq heures. L'odeur du maquis portée par le vent arrivait jusque sur le bateau. Je restai sur le pont jusqu'au lever du soleil. J'eus le temps de voir disparaître la Corse de l'horizon et de sentir s'évanouir peu à peu le parfum du maquis. »


Le livre est curieusement composé. La première partie, très longue, est très peu descriptive quant aux émotions que ressent le narrateur. Mais le lecteur, lui, est sans cesse mal à l'aise. L'Italie est écrasée de chaleur, mais belle, que Jacqueline visite, ses musées, ses places, ses jardins. Et pourtant le narrateur est dehors, il n'en profite pas vraiment. Est-ce un genre de dépression ? Il semble hors de toute émotion, hors de tout plaisir.


Il y a du Georges Bataille dans cette première partie, et peut-être une influence sartrienne dans la description du quotidien blazé de cet homme attaché à rien, passionné de rien, enfermé dans une vie sans saveur et collectionnant de rares souvenirs de l'enfance, douloureux et écœurants.


« C'était à Vichy qu'elle avait été nommée, et que je l'avais connue. Je l'avais regardée du coin de l'oeil pendant trois jours. Puis il m'était venu une idée, une de ces idées, que dans ce temps-là, j'avais quelquefois. Je m'étais dit : comme il y a six ans que j'attends de sortir de ce bordel et que je suis bien trop lâche pour en sortir tout seul, je vais violer cette rédactrice, elle criera, on l'entendra, et je serai révoqué ».


Puis il y a Rocca, et le fleuve Magra, la mer, la treille pleine de raisins sous laquelle ils déjeunent, il y a les trattoria, tout ce que l'Italie peut offrir pour ravir le corps et l'esprit, sa beauté, ses attraits délicieux, sa langueur.
Puis, dans l'éblouissante lumière de midi, au bord de la mer, apparaît le bateau, et une femme, belle, aventureuse, mystérieuse, pleine de charme et riche aux as.


Ils dansent, ils boivent, ils se lient, et il embarque à bord du « Gibraltar ».


«  Vous aimez bien les gens qui font des signaux de détresse, non ? »


Les personnages rient beaucoup à partir de ce moment du livre, ils parlent beaucoup au second degré, et le lecteur a le choix d'essayer de lire entre les lignes, de comprendre ce qu'ils ne disent pas, ou de faire comme eux, de remplacer les mots par d'autres qui ne veulent plus rien dire, et juste rire et converser pour passer le temps, conjurer peut-être l'angoisse par des blagues sans queue ni tête… On peut penser à Raymond Queneau par exemple, et se dire que raconter des histoires absurdes et rigolotes n'est pas si vain. Au fond des choses absurdes, brille une lueur de vérité.


Cette portion du roman s'attache à décrire, subtilement, évasivement, la relation des deux protagonistes (la femme et le narrateur) et principalement la difficulté de dire qu'ils s'aiment tandis que l'enjeu du voyage est de retrouver l'amour à priori unique et irremplaçable de cette femme, le fameux marin de Gibraltar.


Leur relation est d'autant plus douloureuse qu'elle est empêchée par ce marin, cet homme absent et pourtant source du voyage lui-même, source de leur rencontre en quelque sorte, en tout cas unique but de la vie d'Anna, seul travail et seule occupation.


Duras aime à parler de l'amour comme d'un malheur, comme d'un contournement du malheur contenant le malheur. Dans chacun de ses livres, il y a ce grand amour empêché, il y a la beauté dans la douleur et dans le mal, un amour extrême du masochisme. Ici aussi, mais avec peut-être plus de douceur que dans d'autres histoires (Lol V. Stein, India Song…), ils s'aiment avec cet empêchement, et ils s'aiment à cause de cet empêchement.
C'est un peu comme si le marin de Gibraltar excitait leur désir. La peur de perdre l'autre, la peur de la fin ?


En tous cas, ils n'arrivent pas à se dire Je t'aime et une drôle de relation s'installe.


« Tu sais, dit-elle, qu'il y a de grandes différences entre dire les choses et ne pas les dire ? »


Les dialogues sont mystérieux et impénétrables, semblables, beaucoup, à ceux d'Hemingway mais contenant en plus des messages sensibles concernant la part d'insondable dans le désir et l'attachement, la part de douleur dans la beauté, la difficulté aussi d'atteindre l'essence des choses, des expériences, des relations.


Voilà ce qui ressort de ces dialogues : on se perd dans des analogies loufoques, et pourtant, perle la sincérité au milieu des mensonges et des périphrases…


C'est le drame de notre personnage principal : il n'arrive à être sincère qu'en faisant beaucoup de virages, beaucoup de contournements. Il ne montre jamais son vrai visage et ne dit jamais ce qu'il pense vraiment. Quand il s'approche de la sincérité, il rougit beaucoup et dit « oubliez ce que j'ai dit, je vous en supplie » (p. 147).


Dans la dernière partie du récit, il y a maintenant plein de personnages, le narrateur n'est plus seul et se marre souvent. Duras s'inspire sans doute des « Vertes collines d'Afrique », et pastiche la chasse au koudou à travers les territoires du Dahomey (territoire de l'actuel Bénin, en Afrique de l'Ouest). Le récit s'égare et devient dialogues, à la Queneau un peu, dialogues mi-loufoques, mi-surréalistes.


Et la fin arrive, vite, mais douce, projetée après tant de détours, et on referme le livre après quelques fous rires et scènes émouvantes (la femme dans le village des Montboutous).


    Le contexte d'écriture du livre

Le livre est publié en 1952, cinq ans après la fin de la seconde guerre mondiale et deux ans après « Un barrage contre le Pacifique », écrit en 49, premier roman remarqué de Duras et qui lui avait ouvert la porte vers la reconnaissance de ses pairs et du public.
Marguerite Duras, née en 1914, a alors trente-huit ans, et elle a écrit « Le marin » au cours des années 1950 et 51, marquées notamment par sa relation douloureuse avec Dionys Mascolo, le père de son enfant, son amant pendant la guerre, son alter-ego intellectuellement et un genre de maître spirituel.
Entré dans sa vie en 1942, Dionys prend rapidement beaucoup de place. Il prend toute la place, elle le désire, elle l'aime – bien qu'elle estime énormément Robert Antelme avec qui elle a, disons, une relation plus platonique et intellectuelle. Marguerite Duras est amoureuse d'un homme qui ne lui donne pas assez. Elle veut de lui des preuves d'amour, un amour exclusif, puis un enfant… Et Mascolo refuse. Il vit en parallèle d'autres relations, notamment une avec la femme d'un collabo dont il aura un enfant (collabo avec qui Duras a eu une relation trouble pendant la dernière année de l'Occupation, relation qu'elle romance dans « La Douleur »), et Duras n'en saura jamais rien.


Duras est une femme qu'on trompe, peut-être parce qu'elle aime les hommes fuyants, les hommes impalpables, les « hommes-menti » ? Elle aime l'impossibilité de l'amour et c'est peut-être ce qui la lie si douloureusement avec Mascolo, dont elle aussi, au bout du compte, après des années de suppliques, aura un enfant.


En réponse aux infidélités soupçonnées de Dionys, aura elle aussi une relation, qui sera finalement rompue par d'autres, Dionys, Antelme, et la bande d'amis de Marguerite… On la chaperonne, on lui interdit l'infidélité, mais on n'empêche pas les hommes de la bande de collectionner les aventures. Est-ce pour cela qu'elle rêve d'une femme qui vit sa sexualité comme elle l'entend ?


A l'époque de la rédaction du « Marin », elle découvre Rita Hayworth, dans le film d'Orson Welles « La dame de Shanghai », et réécrit à sa manière le récit du film, en faisant du cœur de l'intrigue la poursuite du bonheur et de l'amour.


Finalement, « Le marin de Gibraltar » est ce mélange tendre entre la provocation de Bataille, l'humour de Queneau, la sincérité d'Hemingway et la fascination de Duras pour l'amour, pour la passion, mêlée de ses expériences sentimentales douloureuses, qui composent un roman touchant, un peu bossu mais drôle, léger et surprenant, et une grande déclaration au sentiment amoureux.

CamiliBelcampo
7
Écrit par

Créée

le 14 août 2020

Critique lue 844 fois

4 j'aime

Camili Belcampo

Écrit par

Critique lue 844 fois

4

D'autres avis sur Le Marin de Gibraltar

Le Marin de Gibraltar
hydroquinone
3

Quand l'évanescence devient inconsistance

Que d'ellipses, que de phrases allusives et de connivence vacillante. Jamais les personnages n'abordent le sujet qui les occupent. Ils préfèrent tourner interminablement autour du pot et sonder...

le 29 avr. 2016

2 j'aime

1

Le Marin de Gibraltar
irilys
8

Emmenes-moi chercher le koudou

Ce que j'aime chez Duras, c'est qu'on n'a pas de début. On découvre un personnage blasé par la vie qui ne pense qu'à la fraicheur d'une menthe glacée. Il abandonne tout du jour au lendemain pour un...

le 5 févr. 2014

1 j'aime

Le Marin de Gibraltar
Ekli
10

Critique de Le Marin de Gibraltar par Ekli

Un roman qui m'a plu par l'ambiance nonchalante qu'il dégage. Un homme quitte sa femme et son job pour suivre une Américaine au bord d'un yacht qui cherche le Marin de Gibraltar. J'ai beaucoup aimé...

Par

le 23 juin 2013

1 j'aime

Du même critique

Princesse Mononoké
CamiliBelcampo
10

San ou (la rivière)

Ma relation avec ce film est toute particulière, et il garde dans ma collection une place spéciale. C'est le premier film que je suis allée voir toute seule, à onze ans, dans la salle du cinéma...

le 28 mars 2020

1 j'aime

Top of the Lake
CamiliBelcampo
8

La cabane au fond des bois

Cette série est fascinante. Elle joue avec toi comme un charmeur de serpent. Elle te fait croire des choses, elle s'amuse de tes préjugés, te fait imaginer, anticiper, craindre, et ressurgit de...

le 3 avr. 2020