La malédiction du monologue.
Dans la Dauphiné, un chef d'escadron, ancien grognard, Pierre-Joseph Genestas, arrive à cheval dans un village dont le maire, monsieur Benassis, est un médecin qui fait son travail quasi bénévolement. Benassis est à l'origine du développement du village, qu'il a transformé en l'espace de huit ans de la misère la plus noire au statut de bourg riant, exportant ses chaussures et chapeaux jusqu'à Grenoble.
Je conseille l'édition Folio, avec une préface d'Emmanuel Leroy-Ladurie qui analyse les sources d'inspiration de Balzac et sa théorie économique, et d'où il ressort que derrière les approximations, Balzac est un bon ethnologue amateur. Il y a aussi un dossier avec des scènes coupées au montage. ^^
J'ai moyennement aimé ce Balzac, pour plusieurs raisons. Raisons formelles, tout d'abord : le synopsys du roman (cf plus bas, pour qui ne craint pas les spoils) révèle que la narration repose lourdement sur de longs monologues au cours desquels un personnage raconte son passé ou développe ses théories. Sans doute le médecin est-il un portrait idéal d'une facette de ce qu'aurait aimé être Balzac. Toute la première partie, sur le rôle du médecin dans le développement d'une quasi-utopie rurale, est bien loin du ton habituel de ses romans : on est dans Rousseau, dans Thomas More. Le cadre matériel est décrit, bien sûr, mais pas tant que ça.
Raisons personnelles, ensuite : j'ai grandi dans un village des Pyrénées, et je ne retrouve pratiquement pas les sentiments forts que ressent qui a grandi près des montagnes. Ce qui me saute aux yeux, d'ailleurs, c'est la quasi absence de notation d'odeurs : le talent de Balzac est visuel, il délaisse complètement le sens olfactif. De plus, ses tentatives de morceaux de bravoure sur les nuages dorés par le soleil couchant semblent plus stéréotypés que naturels. En montagne, on sent la distance, les ombres qui s'allongent, les contrastes... Il a beau faire, Balzac n'est pas dans son élément naturel, et ça se sent.
Pour mémoire, le plan du roman :
Le premier livre ("le pays et l'homme") commence par l'arrivée de Genestas, au moment où meurt le dernier crétin du village. Au cours d'une soirée, Benassis rapporte sa théorie des quatre âges du développement de son village. Le lendemain, il accueille l'usurier du coin, Taboureau, qui vient le consulter pour une affaire.
Le deuxième livre, "A travers champs", voit Genestas accompagner le médecin dans sa tournée, prétexte à une série de tableaux champêtres : funérailles d'un enfant, puis d'un maître de maison (avec un inattendu éloge du patriarchat) ; rencontre de deux anciens grognards convertis en cantonniers, Gondrin et Goguelat ; du pauvre vieux laboureur Moreau et de sa femme ; de la famille d'un tuilier enrichi, Vigneau ; de la Fosseuse ; du braconnier Butifer.
Le troisième livre, "le Napoléon du peuple", rapporte d'abord un repas où le médecin a convié le prêtre (M. Janvier), le notaire (maître Tonnelet) ; le marchand de bois et ancien maire (M. Cambon). Au cours du repars, Benassis monopolise progressivement la conversation et expose sa théorie politique : il faut une aristocratie restreinte qui sache guider la multitude. Après le repas, le médecin et son hôte assistent à la dérobée à une veillée au cours de laquelle Goguelat raconte toute l'épopée de Napoléon. A la fin, Benassis, transporté, apparaît devant ses paysans.
Le quatrième livre, "La confession du médecin de campagne", répond à une question que se posent déjà le lecteur et Genestas : tous les bienfaits de Benassis ne cachent-ils pas une blessure secrète ? Pressé par l'officier, le médecin raconte sa jeunesse : jeunesse dissolue dans Paris, qui le laisse avec sur les bras l'enfant d'un ancien amour qu'il a délaissé sans scrupules ; nouvel amour auprès d'une jeune janséniste, qui refuse cependant de se marier avec lui quand elle entend parler de ses frasques passées ; désespoir à la mort de l'enfant ; tentation du suicide, puis de l'entrée dans les ordres, puis révolution spirituelle amenant Benassis à se racheter par ses oeuvres dans ce village.
Le cinquième livre, "Elégies", voit Genestas tomber le masque : il est venu faire soigner son fils adoptif (dont on nous fait vaguement comprendre qu'il souffre de masturbation compulsive). Le médecin s'en charge, Genestas rentre à Grenoble. Après plusieurs mois, il reçoit une lettre : Benassis, après avoir reçu une lettre (qui lui annonçait probablement la mort de son amour), est mort. Genestas se déplace, se recueille devant l'imposant tumulus que toute la communauté reconnaissante a élevée à son médecin.