La liberté c'est l'esclavage.
Est-ce que "Le meilleur des mondes" est véritablement une dystopie ? Une utopie renversée qui tendrait vers le chaos, l'esclavage et l'absence de bonheur ? Car la question qui se pose est beaucoup plus complexe. Le monde crée n'est pas celui de 1984. Si les "humains" manquent de libre arbitre, ils jouissent tous d'un bonheur simple et prolongé durant toute leur existence. Est-ce un paradis fantasmé ou un enfer dissimulé ? Est-ce vraiment la fuite du bon sens que de vouloir uniformiser la satisfaction ? En faire non plus un objectif à atteindre mais une règle inébranlable ? Evidemment, il ne s'agit pas de lancer quelconque débat : nous sommes bien en face, lecteurs aux yeux écarquillés, d'une dystopie dont les rouages fonctionnent à la perfection. Ecrit en 1931, le roman de Huxley est d'une modernité stupéfiante.
"Le meilleur des mondes" proscrit la famille, l'art, le malheur, la colère, l'excès, les doutes, la pensée propre, la vieillesse et l'individualisme. Quand on va mal, il y a le soma. Une drogue qui allège l'esprit. Tout est fait pour rendre les choses faciles. Il y a différentes castes, de la plus simplette aux érudits (mais pas trop quand même). On contrôle les naissances, les parents n'existent plus. On conditionne à la mort, à la douleur, aux différentes épreuves de la vie par l'hypnopédie. Un bourrage de crâne intensif dans son sommeil. Il n'existe aucun échappatoire en principe. Et tout le monde est heureux. Personne n'a conscience de l'absence de liberté.
Huxley nous emporte de sa plume remarquable dans une histoire qui tantôt m'a rendu curieux, tantôt passablement circonspect. Le début du livre m'a un peu rebuté, je vous conseille donc de faire comme moi et de prendre son courage à demain pour passer outre le flot d'informations incroyable qu'on nous jette à la figure dès la première centaine de pages. Après, on s'attache aux personnages, à leur idéologie et l'action se déroule avec plus de cadence. La diversité des personnages est géniale car on a accès à des protagonistes dubitatifs, complètement happés par la "société" ou au contraire considérés comme "sauvages". On a toutes les facettes et plein loisir de se forger son propre axe de réflexion. Le style de l'auteur est agréable et raffiné sans être pompeux, je regrette cependant (et peut-être parce que la traduction en français casse le rythme) les trop nombreuses références à Shakespeare. La toute dernière partie, similaire à celle de 1984 - pour ma part en tout cas, par son explication et sa rupture quasi-totale, vaut clairement le détour.
Le bonheur est une illusion. Une façon de contrôler les masses. C'est comme donner une parcelle à un paysan en lui mettant dans le crâne que c'est un acte équitable. Ce monde où les gens croient tout avoir, sans jamais rien posséder. Ils ne ressentent plus le désir, ils ont ce qu'ils veulent quand ils veulent. Mais une question reste en suspens : que reste-t-il à leur mort ? Rien, sûrement. Et que reste-t-il après la nôtre ?
Je vous conseille ce meilleur des mondes, moins binaire et moins clinquant qu'on pourrait le présager...