L'envers de la poésie des nuages
Parfois on se demande ce qui peut bien pousser tel auteur à romancer la biographie de tel personnage. Pourquoi donc Jean Echenoz nous a joué du Ravel, pourquoi donc Patrick Deville nous laissait le choix entre Peste et choléra, pourquoi donc Emmanuel Carrère nous entraînait en Russie à la suite de Limonov, …
Olivier Rolin a le bon goût de nous expliquer le concours de circonstances et de menues découvertes (on vous laisse découvrir la genèse de cette littérature) qui l’ont mené sur les traces de Alexeï Féodossiévitch Vangengheim, météorologue de son état, russe de sa nationalité. Comment cela, vous ne connaissiez pas cet illustre savant soviétique ? Aïe, aïe, aïe, il est grand temps de combler vos lacunes.
[…] Son domaine, c’était les nuages. Les longues plumes de glace des cirrus, les tours bourgeonnantes des cumulonimbus, les nippes déchiquetées des stratus, les stratocumulus qui rident le ciel comme les vaguelettes de la marée le sable des plages, les altostratus qui font des voilettes au soleil, toutes les grandes formes à la dérive ourlées de lumière, les géants cotonneux d’où tombent pluie et neige et foudre. Ce n’était pas une tête en l’air, pourtant – du moins, je ne crois pas. Rien, dans ce que je sais de lui, ne le désigne comme un fantaisiste. Il représentait l’URSS à la Commission internationale sur les nuages, il participait à des congrès pansoviétiques sur la formation des brouillards, il avait créé en 1930 le Bureau du temps, mais ces appellations poétiques ne le faisaient pas rêver, il prenait tout ça sérieusement, comme un scientifique qui fait son métier de scientifique au service, bien sûr, de la construction du socialisme, ce n’était pas un professeur Nimbus.
À l’heure où internet et la mondialisation n’étaient même pas encore en gestation, le bonhomme, partie prenante du Monde Nouveau en train de naître, avait déjà quelques vues.
[…] Il continue à perfectionner son réseau de stations météo, à affiner ses pronostics, à diffuser ses bulletins sur les ondes longues, tranquillement certain d’aider à la construction du socialisme et particulièrement à l’amélioration des performances de l’agriculture. Et il voit large, et loin. Dans son domaine, c’est un visionnaire, ou peut-être un utopiste. Non content de jeter son filet sur l’immense territoire de l’Union soviétique, il rêve d’un système météorologique mondial.
[…] Bien sûr, pense-t-il, il faudra pour cela que la révolution prolétarienne triomphe dans le monde entier, mais il ne doute pas que cela finira par arriver.
[…] La supposition politique est hasardeuse, mais la prévision scientifique, pour audacieuse qu’elle soit, s’est vérifiée.
Malheureusement, le Socialisme ne lui en sera guère reconnaissant et le camarade Alexeï Féodossiévitch Vangengheim finira comme tant d’autres, au goulag, victime d’une dénonciation jalouse de ses pairs.
[…] Il fallait trouver des boucs émissaires pour les désastres de l’agriculture collectivisée, et les responsables des prévisions météorologiques étaient des candidats tout désignés à ce rôle.
Notre seule consolation sera que beaucoup des accusateurs et ‘interrogateurs’ de camarade Alexeï finiront avant lui (!) sous les balles de la terreur stalinienne : triste ironie d’une mécanique bureaucratique et paranoïaque qui s’en prend aussi vite aux autres qu’elle a d’abord été prompte à emprisonner les uns.
[…] La seule, mince, satisfaction que procure l’étude de ces temps sauvages, c’est de constater que presque toujours les fusilleurs finiront fusillés. Pas par une Justice populaire, ou internationale, ou divine, fusillés non par la Justice, mais par la tyrannie qu’ils ont servie jusqu’à l’abjection. Mais fusillés quand même, et ça fait du bien de l’apprendre.
Broyé par l’infernale machinerie soviétique, le savant camarade finira saboteur du socialisme : l’occasion pour Olivier Rolin de nous faire parcourir à grandes enjambées une grosse moitié du siècle dernier, de l’Ukraine jusqu’aux îles Solovki qui virent naître le premier Goulag dans un ancien monastère orthodoxe, entre Kem et Arkhangelsk, tout près de la Finlande.
Olivier Rolin porte d’ailleurs un regard décalé sur ce camp, un regard curieux et intéressé.
[…] Un évêque catholique érudit y côtoie un ancien chef des sections d’assaut du parti communiste allemand, un austère météorologue y croise un roi des Tsiganes.
[…] Il y a une bibliothèque dans le camp, et même une grande bibliothèque – trente mille volumes, dont plusieurs milliers en langues étrangères, français, allemand et anglais surtout. Une partie de ces livres proviennent des détenus eux-mêmes, soit qu’ils les aient apportés avec eux, soit que leur famille les leur ait envoyés. Les Solovki, dans les années vingt, étaient la capitale de la vieille Russie, des byvchie, les gens d’autrefois. Les personnages des récits de Tchékhov se seraient (se sont) tous retrouvés là. Gens qui lisaient, avaient des livres.
Beaucoup de qualités dans ce petit roman auquel il manque peut-être le souffle épique et magistral de Deville et d’Echenoz que l’on citait en introduction. Olivier Rolin s’appesantit un peu trop longuement sur les procédures dont fut victime le météorologue : on comprend bien son envie de réhabiliter le savant mais ces descriptions minutieuses nous lassent un peu. On se dit que ce petit livre aurait gagné à être plus ramassé, plus homogène, à moins balancer entre le parcours du scientifique et les errances du déporté. Mais c’est aussi ce que veut traduire Olivier Rolin à travers ce destin : la chute du rêve socialiste, le rêve d’un nouveau monde auquel beaucoup croyaient comme l’auteur, ses lecteurs et Alexeï Féodossiévitch Vangengheim.