Un des nombreux mérites de Schopenhauer dans cet ouvrage est d'avoir fait le ménage dans la philosophie de Kant. En effet, il faut bien le dire, la Critique de la Raison pure est un beau bordel et il le signale :
Quand il dit que Kant se répète et que c’est le signe d’une pensée peu sûre d’elle-même, qu’une réflexion claire et certaine se dit de manière simple et une bonne fois pour toute. Tout cela est vraie, tu lis la Critique de la raison pure, la moitié de l’œuvre n’est que répétition (pareil pour les deux autres critiques). En plus, il définit ses concepts (intuition, raison, entendement…) plusieurs fois et de manière différentes, ce qui n’aide pas à avoir une vue d’ensemble claire et une idée nette, comme le dit Schopenhauer, de ce qui distingue l’entendement de l’intuition. Encore plus pertinente est la remarque suivante : « Kant avait forcé le public à se dire que les choses obscures ne sont pas toujours dépourvues de sens » . Là, Schopenhauer déplore la simplicité de style des grands penseurs Grecs et montre que Kant a ouvert la porte au charlatanisme dans la philosophie; ici il met le doigt sur ce qui définit la plupart des philosophies post-kantiennes. Il fait référence à Fichte, Schelling et Hegel qui sont, selon lui, des charlatans : ceux ci ont tenté de faire croire à leurs lecteurs que, parce qu’ils utilisaient tout un jargon complexe, un enchevêtrement de mots alambiqué alors ils étaient profonds.
Sauf que, si Kant est parfois imbuvable, il a toujours quelque chose à dire. Et je le rejoins totalement, c’est d’ailleurs ce que je constate chez un Levinas ou un Heidegger. Kant a vidé la métaphysique dogmatique de tout son contenu, ne laissant aux philosophes qui l’on suivit que des mots avec lesquels ils n’ont cessés de jouer, un jargon qu’ils ont tortillé dans tous les sens. Pire, il a mis la métaphysique à bord d’un abysse et plutôt que faire le grand saut pour rejoindre l’autre bord comme Schopenhauer, elle a préféré retourner sur ses pas, renouer avec une forme de spiritualité religieuse que l’on trouvait dans la philosophie scolastique, comme si Kant n’avait finalement servis à rien.
Je prends par exemple un phrase de Hegel connue « la conscience est en soi et pour soi quand et parce qu'elle en soi et pour soi pour une autre conscience de soi» ( de mémoire mais ça doit être ça). Thucydide ne dit pas autre chose : « Les hommes sont ainsi faits qu'ils méprisent ceux qui les ménagent et qu'ils respectent ceux qui ne leur concèdent rien.». Alors oui Hegel conceptualise la chose et l’élargit mais il n’empêche : chez Thucydide c’est dit de manière fort simple et assez belle, chez Hegel, c’est imbuvable, dégueulasse et incompréhensible. C’est pareil pour les autres, soit c'est des banalités qu’ils racontent, soit ce sont des choses vides de sens.
Pour en revenir à la Critique de la raison pure, Schopenhauer critique et simplifie la théorie des éléments ( des concepts purs de l'entendement, il ne garde que la causalité, de la raison, il en fait une faculté de connaissance abstraite qui se greffe sur l'intuition). Chez Schopenhauer, la raison délivre des concepts et découle de l'intuition qui produit des connaissances intuitives (ce qu'on a en commun avec les animaux). De là, la différence entre Kant qui voit l'intuition comme purement sensible et Schopenhauer qui voit l'intuition comme étant intellectuelle.
Cette définition de l'intuition est bien plus logique je trouve et explique beau nombre de phénomènes. Il est arrivé à tout le monde de résoudre un problème (de maths par exemple) sans même avoir fait appel à un raisonnement. Par l’intuition, nous avons la solution directement. Aussi accomplissons- nous parfois des actes par intuition ou par instinct sans même faire appel à la raison. C'est à mettre en commun avec ce que disait Freud sur les actes du quotidien qui sont parfois mieux accomplis lorsqu'ils sont fait machinalement plutôt qu'avec attention.
Tout les joueurs se sont peut être rendu compte qu'ils jouaient parfois mieux lorsqu'ils jouaient par intuition. Moi, lorsque je jouais à FIFA 13, je jouais mieux lorsque mon attention était portée sur autre chose; en gros, lorsque mon instinct guidait mes actions sur FIFA et que je pensais à autre chose. Parce que la raison juge, jauge et par là, perd du temps alors que dans un jeu, il faut être rapide et y aller à l'instinct.
Je suis sûr aussi que je ne suis pas le seul à avoir eu cette impression que je jouais mieux à un sport ou à un jeu à mes débuts qu'après. En fait, on fonctionne à l'instinct, mais ce n'est que quand on commence à assimiler les règles du jeu, quand on tente de la jouer stratégique, en gros, quand on fait appel à la raison, que l'on devient moins bon car, ici, on hésite de trop alors qu'avant, on ne réfléchissait pas. La chance de débutant, ce n'est que le débutant qui, ne maîtrisant pas le jeu ou le sport, y va à l'instinct !
Mais je dois dire que je ne suis toujours pas convaincu par ce que disent Kant et Schopenhauer sur le temps et l'espace. Faire du temps et de l'espace, les formes de la faculté de connaitre, leur ôter une réalité en soi, ne pas les traiter comme phénomènes; ayant eu une formation scientifique, ça heurte forcément mes représentations. Surtout que toutes les démonstrations de Kant ou de Schopenhauer sont, je trouve, peu convaincantes. Qu'auraient-ils dit de la théorie de la relativité qui montre le temps comme phénomène ?
Même, à la limite montrer que le temps n'a pas vraiment de réalité en soi parce qu'on définit le temps toujours par rapport au mouvement (le mouvement du soleil, de la terre, les heures que semblent s'écouler plus lentement qu'on ne fait rien...) mais l'espace... L'espace, j'ai vraiment du mal.
Surtout que Schopenhauer va encore plus loin que Kant et se rapproche de Berkeley, pour lui, il n'y pas d'objet sans sujet alors que Kant dit que nous ne connaissons des choses que " ce que nous y mettons nous même". Notre entendement et notre intuition agissent un peu comme un filtre chez Kant alors que chez Schopenhauer, ils conditionnent totalement l'objet. A un précepte aussi absolu découle une conclusion qui l'est tout autant : le monde est représentation.
Je ne suis pas non plus totalement convaincu par ce qu'il dit de l'essence intime du monde. Je dois dire qu'on est forcé d'être du même avis que Bergson lorsqu'il disait qu'en désignant un mot pour toute chose, en faisant de ce mot l'essence de tout ce qui est, on finissait par abolir toutes significations de ce même mot. Du coup, quelle différence y-a-t-il entre dire "Ce monde est volonté" et ce "Ce monde est tout simplement" ? Surtout que pour parler de cette volonté dans la nature, Schopenhauer fait appel à la théorie des Idées de Platon, théorie invalidée par celle de l'évolution. De plus, il fait preuve d'un finalisme lorsqu'il disserte sur les causes finales de la nature ( la raison de l'existence des choses) que les scientifiques réfutent. Je pense qu'il aurait mieux fait de parler d'harmonie de la nature, lorsqu'une partie d'un puzzle s’emboîte dans l'autre, dit-on que l'une est la raison de l'autre ? Non, on dit qu'elles se complètent, je pense que, dans la nature, c'est la même chose.
Pareil, quand je lis "la volonté du cuivre" bah j'ai plus envie de rire qu'autre chose. Surtout que là, la volonté est vue comme quelque chose d'immanente au cuivre alors que Schopenhauer l'a définie comme transcendante, peut être une erreur de traduction...
Par contre, on va être clair : le troisième livre sur l'art est peut être ce que j'ai lu de plus beau à ce sujet; le livre quatrième, sur la volonté de l'homme qui s'affirme puis se nie, ce que j'ai lu de plus profond (avec certains aphorismes de Nietzsche). On atteint des sommets d'intelligence, de clarté et de pensé dans ces deux livres qui rattrapent toutes les réticences que j'ai pu avoir dans les autres chapitres.
Schopenhauer est de ces philosophes qui, même quand il te parle de la cause animale, arrive à te toucher.
Clairement, ce livre mérite d'être lu par tout le monde. On a ici un chef d'oeuvre de la philosophie et, chose rare, Schopenhauer montre des talents d'écrivain que peu de philosophes ont réussis à avoir. Je n'ai lu de pensées aussi belles que dans les écrits de Pascal ou de Nietzsche (nul doute qu'il y en a aussi ailleurs).
Il y a certainement beaucoup d'autres choses à dire sur ce livre mais réduire l'oeuvre d'une vie à deux ou trois considérations de ma part ne permettrait pas de l'apprécier à sa juste valeur. Aussi ne puis je rien dire de plus que de le lire, impérativement !