Connaissez vous le terme "Toxic Masculinity" ?
La Virilité Néfaste, si vous êtes québécois, est un concept utilisé en sociologie et souvent repris par les milieux féministes anglo-saxons. Ne grimacez pas, c'est franchement bien pensé. Pour résumer, il s'agit de l'idée que les normes masculines encouragées par la société poussent l'individu à étouffer sa personnalité pour se conformer à ces attentes. Du genre : "les garçons ne pleurent pas, jouent au foot, aiment le rap, et prennent feu au contact des livres." Je vais aller un peu loin et dire qu'on en voit certainement l'effet dans la vie de tous les jours.
Je vais aller encore plus loin et dire que la meilleure illustration de ce concept est un roman nigérian des années 50.
L'auteur nous y présente Okonkwo, notable d'un village de la région rurale du futur pays. Okonkwo a tout ce qu'il faut pour être heureux, et les qualité pour protéger ce qui lui appartient. Fameux lutteur, d'une volonté de fer et d'une capacité à l'effort impressionnante, il est devenu propriétaire aisé, membre respecté de sa communauté, possesseur d'une ferme productive et mari de trois femmes obéissantes. Seulement, Okonkwo reste un homme sévère, austère, exigeant envers les autres comme envers lui-même. Cette intransigeance lui coûtera de plus en plus cher et le mènera, finalement, vers sa perte.
A travers l'histoire de ce personnage, Achebe tisse deux trames parallèles : une étude de caractère, et une tragédie.
L'étude de caractère se fait à travers un mélange de récit de la vie d'Okonkwo et de tableaux illustrant les coutumes Igbos. On y découvre que la source de son balai postérieur est la faiblesse de son père, genre de punk à chien avant garde que personne ne respectait, conduisant son fils à un vénération presque maladive de la force et des traditions. Okonkwo fait preuve d'un conservatisme borné et zélé en toute chose. Cependant, ce n'est pas l'obéissance aux coutumes, même les plus absurdes (comme l'abandon des jumeaux à la naissance) qui font d'Okonkwo quelqu'un de peu recommandable. C'est sa façon de les embrasser entièrement, sans raisonnement et de façon presque inhumaine. Le meilleur exemple vient lorsque le jeune homme offert en réparation par un village voisin qu'il a dû héberger pendant des années et qu'il en était venu à considérer comme un fils, est finalement condamné à mort par le conseil des anciens, apparemment aussi efficace qu'une administration universitaire. Les voisins d'Okonkwo lui conseille de ne pas les accompagner pour le trajet où ils vont exécuter le gosse, mais il insiste, et donne même le coup fatal. Parce qu'un vrai homme n'a pas de sentiments, même pour le pupille qu'il a élevé et qui le voyait comme son père.
La tradition elle même est présentée de façon très neutre. Parfois intéressante, parfois sage, parfois percluse de superstition, parfois inutilement cruelle. Elle est un moyen de présenter une culture méconnue, bien sûr, mais elle est avant tout là pour faire miroir à la personnalité d'Okonkwo, à son mépris de la faiblesse, notamment celle de son fils premier-né, mais aussi de son courage, et de ses vertus bien réelle. Au final, le cadre nigérian est traité comme n'importe quel autre, sans parti pris, sans condamnation ni enjolivement. L'intrigue n'est d'ailleurs pas sans rappeler d'autres oeuvres où le héros, exploitant le système (par exemple capitaliste) en place, ignore son humanité et prépare sa propre perte.
Cette perte, seyant à la tragédie, commence quand Okwonko commet un meurtre accidentel et est banni de son village pour 7 années, le forçant à partir pour la région dont sa mère est originaire. Privé de son cadre quotidien et de la place avantageuse qu'il avait mis des années à atteindre, Okonkwo perd de son feu, et ses défauts apparaissent plus clairement. Sa raideur et son intolérance lui sont reprochées par son entourage, qui a dans l'ensemble une vision du monde plus raisonnable que lui. Mais toute possibilité d'évolution est coupée nette, car c'est alors qu'apparaissent... les chrétiens.
Apportant leur dieu unique, les chrétiens (qui ne comptent alors qu'un anglais) violent plusieurs tabous : ils s'installent dans la forêt maudite, sauvent les jumeaux, tuent un serpent sacré, accueillent des hors castes, et perturbent gravement un mystère en ôtant un masque cérémoniel représentant l'un des dieux ancêtres du village. Okonkwo est scandalisé, mais tandis que ses camarades attendent qu'une revanche divine s'abatte sur les chrétiens, lui désire mettre fin à leurs interférence par la violence. D'autant que son aîné, séduit par les notions de fraternité du culte, les rejoints assez vite. N'arrivant pas à mobiliser son peuple, Okonkwo devient amer et est lentement désillusionné quand aux valeurs guerrières qu'il a toujours respecté. Alors que l'emprise britannique devient toujours plus forte, il tue un auxiliaire local dans l'espoir d'insuffler à son village une ferveur combattante. N'étant pas rejoint, il est confronté à la vacuité des idéaux de gloire virile qu'il vénère et, ne pouvant supporter la réalisation du creux de sa foi jusque là inébranlable, se suicide plutôt qu'assister au changement qui arrive.
Une fin qui n'est pas sans une certaine noblesse, même si elle repose sur une incapacité à évoluer. Elle me rappelle un peu la mort de Javert, autre homme qui se voulait de fer et n'a pas voulu apprendre à plier. Une fin que l'on peut sentir se former bien avant l'arrivée des anglais, encouragée par son insécurité sociale et son besoin de prouver sa valeur. Comme la culture des villages Igbos, Okonkwo ne pouvait pas survivre au changement, et les traditions mêmes dont il se faisait le héraut le désavouaient peu à peu. Mais son drame valait la peine d'être racontée, et méritait plus que le paragraphe que l'officier se promet d'écrire à son retour au pays, devant le cas de cet homme qui ne s'est révolté que pour aussitôt abandonner. Son monde, bien et mal, s'était effondré.