Nous sommes bien placés, en notre romantique Europe, pour savoir qu'il n'y a pas fascination plus troublante que celle de l'origine. Notre continent historique (je paraphrase Nicolas Sarkozy...) est lourd de cette tradition de la fondation et de la légitimité. Nos nations ont de puissantes et vénérables traditions narratives qui content les aventures des pères et des héros, des dieux et des aèdes. Que s'agite le spectre de la dissolution, du péril jaune, du péril brun, et il est tentant de retourner à ces vieilles pommades avérées. C'est une idée tellement bien ancrée dans notre tête que beaucoup s'imaginent qu'elle est encore et toujours notre apanage. Il n'est en tout cas surement pas celui de l'africain.
Alors que se passe-t-il lorsqu'un ressortissant d'un de ces pays an-historiques par excellence, le cœur des ténèbres, entreprend d'exhumer les mythes et origines de sa culture?
Face à la dénégation d'identité occidentale, il y a au bout du spectre des possibilités deux solutions limite. Une est celle de la négritude à la Senghor. Il y a une identité proprement noire, elle a juste été oblitérée par la colonisation occidentale. L'autre est celle, plutôt à la Fanon, qui avance que l'identité noire est à construire encore.
On pourrait croire que Achebe tend vers la première. Ce serait logique dans la mesure où il prend un soin extrême à recréer la vie d'un village Igbo pré-colonial. Le roman montre comment les traditions millénaires de l'endroit sont progressivement corrodées et phagocytées par l'arrivée des pères blancs et des fonctionnaires coloniaux. Il montre la décadence d'une civilisation par le biais de la déchéance d'un homme progressivement acculé à la marginalité et au suicide. Okonkwo est l'image d'une société menée à la désintégration.
Tout cela est vrai sans doute, mais sa description, passionnante en soi, du quotidien d'Umuofia et de la famille d'Okonkwo, n'a pas seulement valeur d'hagiographie. C'est parce qu'il va bien au-delà de la tentation d'un primitivisme béat qu'Achebe réussit un des premiers romans décolonisés.
Cette subtilité, elle est à aller chercher dans le personnage d'Okonkwo, encore une fois, qui domine de sa large carrure toute la progression du roman. Il n'est pas décrit comme un héros, il est décrit comme un salaud dramatiquement fort. Il ne reconnait que la force, et n'est pas prêt à se baisser là où on ne peut marcher debout. La faiblesse le répugne et la seule réponse qu'il voit à toute situation est celle de la force. Lorsqu'il voit son fils se convertir au christianisme il n'a comme réponse que l'incompréhension et l'anathème. Aucun drame n'est pour lui l'occasion d'une remise en question. Bien plus que l'incapacité des blancs à reconnaitre l'identité du noir, Things fall apart met en scène l'incapacité de l'africain a confronter l'européen et remettre en question ses valeurs à son contact.
Okonkwo incarne la réponse identitaire la plus primaire, celle qui consiste à dire que l'âme africaine n'a été vaincue que par la force et qu'il n'y a plus à présent qu'à retourner puiser à la source originelle de la culture ancestrale. Cette volonté, cette tentation, Achebe la reconnait, et ce n'est pas pour rien qu'il prend un soin si maniaque à reconstituer le Nigéria du 19ème siècle. Mais il met néanmoins en garde que cette affirmation n'est pas si exempte d'ambiguïté qu'on souhaiterait le penser. La construction d'une identité ne doit pas se faire dans la contemplation béate des origines. Sans une réflexion critique celle-ci ne mène qu'à la violence abrutie d'un Okonkwo, qui n'a qu'un mépris supérieur pour ce qui est autre.
Things fall apart est un classique de la littérature de la décolonisation, et ce pour de bonnes raisons. Il réaffirme fortement la légitimité d'une identité culturelle africaine (à ce jour pas encore gagnée) tout en mettant en garde que celle-ci est encore à faire et qu'elle ne se trouve pas telle quelle dans le souvenir du passé. Comme toute identité, quelle qu'elle soit, sans doute.