Oh, délices hermétiques de la langue...
Les "décadents" ne respectent que deux choses, à savoir la langue et le mythe, ce qui revient au même. Les "décadents" n'aiment qu'une chose, à savoir les mots. La réalité devait leur sembler bien triste sans doute, et le rêve si séduisant, ce songe qu'ils pouvaient usiner dans la retraite bienheureuse du verbe, tels un des Esseintes littérateur, ce songe de phrases sans fin, alambiquées comme si le verbe ne devait jamais finir, l'illusion jamais ternir.
Oh, bien sûr, ça peut agacer, et moi-même j'ai parfois du mal à me fader les enfilades fastidieuses de raretés lexicales mises bout à bout pour le simple gout du style. Villiers me perd parfois, Mallarmé lui-même n'est pas sans user. Cet enthousiasme hermétique est fatiguant sans doute, et il faut le génie d'un de ceux-là, ou de Flaubert ou Louÿs pour que le charme opère. Il suffit de penser aux interminablement délicieuses descriptions de Salammbô pour comprendre ce que cet exercice a de périlleux. On sent qu'on n'est jamais loin de l'ennui poli et quand on doit consulter le dictionnaire à chaque ligne pour ne pas perdre le fil du texte, on se demande un peu si ça vaut vraiment le coup... et pourtant.
Laforgue est un grand magicien du verbe. Lire ses phrases si délicieusement alambiquées est un plaisir de tous les instants. Ce qui fait par ailleurs sa grande force, c'est le bonheur avec lequel il se joue de tout esprit de sérieux. Il n'y a ici que le plaisir de dire et d'amuser en disant, et ce plaisir est une subversion délicieuse. Ces histoires bien connues sont malmenées avec une ironie si légère, si délicate qu'elles en deviennent profondément émouvantes à nouveau, comme revues par des yeux plus neufs, plus innocents. Ces élucubrations intertextuelles charment comme un spectacle connu qu'on redécouvre et qui redevient inouï. Alors, tant pis si on ne comprend pas toujours très bien ce que ses néologismes, barbarismes, coquetteries verbales veulent dire. Si tant qu'on se laisse porter par le flot de son éloquence alors rien ne pourra nous retenir de nous extasier. Le terme "flou artistique" prend rarement aussi bien son sens qu'ici.