Le Mont Analogue
7.8
Le Mont Analogue

livre de René Daumal (1952)

Tout se tient dans cette œuvre pourtant inachevée, notamment par la force d’un humour mélancolique que je retrouve chez de rares auteurs, pour ne pas dire des auteurs rares – Vialatte, par exemple.
Dans le premier paragraphe du Mont Analogue figure l’image d’une bulle remontant à la surface d’une eau stagnante. Et l’inachèvement du roman le fait ressembler à un bain qui resterait à la température idéale jusqu’à ce que les sonneries prolongées du téléphone fixe nous obligent à en sortir. (Je parle donc d’un bain de l’époque.) Un bain parfumé à l’intelligence.
Il émane de ce récit, comme de plus d’une œuvre embaumant à ce point l’intelligence, une extraordinaire impression de facilité : tout a l’air d’y couler, les mots, les phrases, les paragraphes, les chapitres… – les idées. Et pour cause, Le Mont Analogue regorge de merveilles d’orfèvrerie stylistique : quand je lis « La nuit se tassait encore autour de nous, au bas des sapins dont les cimes traçaient leur haute écriture sur le ciel déjà de perle ; puis, bas entre les troncs, des rougeurs s’allumèrent, et plusieurs d’entre nous virent s’ouvrir au ciel le bleu lavé des yeux de leurs grand-mères. » (début du chapitre 5), je deviens comme le narrateur, je me dis que « Je n’arrive pas à rendre cette impression d’une chose à la fois tout à fait extraordinaire et tout à fait évidente, cette vitesse ahurissante de déjà-vu… » (chap. 4, p. 109-110 en collection « L’Imaginaire »).
Le Mont Analogue, c’est donc de la très bonne prose poétique qui, comme telle, se donne le langage pour objet. C’est à un dénommé père Sogol qu’échoit la tâche de guider les siens : comme le narrateur semble charitable, il précise, à l’intention du lecteur qui ne s’en serait pas aperçu seul, que Sogol est l’anagramme de logos. (Et comme aujourd’hui je suis moins porté sur l’empathie, je laisserai à l’éventuel lecteur de cette critique de soin de rechercher les divers sens de ce mot grec.)
Le Mont Analogue est donc aussi un roman philosophique.
Le Mont Analogue est encore – et avant tout ? – un roman d’aventures, celles-ci fussent-elles « alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques » (sous-titre). L’alpinisme, ici, n’est pas qu’une métaphore de la philosophie au sens brut – voir l’évocation de cette « “école allemande” » (chap. 2, p. 55) et l’inénarrable extrait de la lettre de Benito Cicoria (p. 77-78). Il n’est pas non plus seulement « l’accomplissement d’un savoir dans une action », c’est-à-dire l’art, qui consiste en l’occurrence à « parcourir les montagnes en affrontant les plus grands dangers avec la plus grande prudence » (fragments en annexe, p. 161). C’est simplement un ressort narratif, quelque chose qui fait avancer l’intrigue, au même titre que la navigation à laquelle se livre les personnages – et qui n’est pas sans rappeler celles d’Arthur Gordon Pym ou du docteur Faustroll.

Alcofribas
8
Écrit par

Créée

le 23 févr. 2017

Critique lue 855 fois

10 j'aime

Alcofribas

Écrit par

Critique lue 855 fois

10

D'autres avis sur Le Mont Analogue

Le Mont Analogue
hello
7

Critique de Le Mont Analogue par hello

Ce sont les derniers écrits de René Daumal, souffrant alors d'une tuberculose. C'est donc avec de la peine et quelques regrets que l'on lit le chapitre 5 qui reste inachevé ... Dans" Le mont...

le 17 sept. 2011

4 j'aime

Le Mont Analogue
FuligineuxNympheas
10

Le récit véridique d’un voyage imaginaire

Escalader le Mont Analogue, c’est savourer le vertige, se prendre au jeu des précipices et des extravagances. Au détour de quelques pages, je me suis surprise à croire à l’existence de cette...

le 1 juil. 2022

3 j'aime

Le Mont Analogue
JBTadoOm
8

L'ascension commence!

Je savais que livre n'avait jamais été achevé et pourtant quel choc de le voir se terminer au milieu d'une phrase qui restera à jamais en suspens. Ça m'a touché en plein cœur, donné une irrésistible...

le 7 févr. 2019

3 j'aime

Du même critique

Propaganda
Alcofribas
7

Dans tous les sens

Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...

le 1 oct. 2017

30 j'aime

8

Le Jeune Acteur, tome 1
Alcofribas
7

« Ce Vincent Lacoste »

Pour ceux qui ne se seraient pas encore dit que les films et les albums de Riad Sattouf déclinent une seule et même œuvre sous différentes formes, ce premier volume du Jeune Acteur fait le lien de...

le 12 nov. 2021

21 j'aime

Un roi sans divertissement
Alcofribas
9

Façon de parler

Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de...

le 4 avr. 2018

21 j'aime