Réforme du code du travail, abolition du statut des cheminots, sélection à l'université, coupes budgétaires dans les hôpitaux, renforcement de la répression des migrants… Si le gouvernement français a un mot d'ordre, c'est de s'attaquer à tout le monde, le plus rapidement possible, dans une « offensive générale » (1). Aussi bien est-il temps d'en prendre acte, pour créer des digues là où le raz-de-marée n'est pas encore passé, condition sine qua non pour inverser le rapport de force avec un pouvoir qui n'a jusque-là pas reculé d'un pouce. Et la prochaine cible de Macron, il est difficile de ne pas la deviner, tant ses ministres et lui-même préparent le terrain avec l'indécence qui les caractérisent. « Tout le système social, on met trop de pognon, on déresponsabilise, et on est dans le curatif ». Par cette phrase, ce cher Manu enfonce un clou déjà ajusté quelques temps auparavant par le ministre de l'économie Bruno Le Maire : « expliquer qu'on va réduire la dépense sans toucher aux aides sociales, ce ne serait pas juste ni lucide vis-à-vis des français ». C'est donc à la sécurité social et à son fameux déficit qu'ils comptent bientôt s'attaquer, envisageant bien évidemment la question sous un angle technique : il y a « trou » qu'il nous est « nécessaire » de « résorber ». Heureusement, il existe un autre regard que celui de la pensée dominante à porter sur cette sécu fondée au lendemain de La Seconde Guerre Mondiale. Les sciences sociales et économiques, heureusement pas toujours au service du pouvoir, peuvent nous aider à le construire. En l'occurrence, il s'avère que le directeur de recherche au CNRS Julien Duval a publié il y a une dizaine d'années un court essai toujours d'actualité sur la question, avec une batterie d'arguments qui feront le nerf de la guerre dans les prochains mois.
Le constat de l'auteur est assez simple. Depuis l'institution de la sécurité nationale se basant sur le programme du Conseil National de la Résistance, les discours patronales virulents à son propos sont devenus un lieu commun de la plupart des médias et se sont largement gravés dans l'esprit de l'opinion publique. Faisant une anthropologie de ce schéma de pensée, Julien Duval constate qu'il existe presque depuis la naissance de la sécu, d'abord clamé par le patronat à l'état marginal. Il n'a dans le fond pas beaucoup évolué depuis, il a simplement réussi à s'imposer au sein du débat publique, surfant sur la fameuse vague néo-libérale des années 70 qui nous submerge toujours depuis. Sa forme a aussi pris d'autres atours : d'abord mépris de classe des plus primaires « les pauvres sont trop dépensiers », il s'est ensuite donné une légitimité pseudo-scientifique « le trou de la sécu prouve bien que notre système social vit au-dessus de ses moyens », « le coût des cotisations sociales freinent l'emploi » que l'auteur lui conteste. En effet, les réquisitoires portés à son égard choisissent soigneusement leurs chiffres, oubliant par exemple de mettre en perspective le déficit de la sécu (5,1 milliards d'euros en 2017, source La Tribune) avec celui de l’État (76,5 milliards d'euros en 2017, source Le Figaro). Si les médias et le gouvernement grossissent donc toujours le trait pour rabaisser notre système social, ils éludent aussi largement certains facteurs explicatifs de son déficit, privilégiant celui du vieillissement de la population, celui de l’imbécillité des français qui vont aux urgences tous les quatre matins à celui de son manque de ressources.
Puisque le financement de la sécurité sociale est encore largement assuré par les salaires, son déficit est surtout la conséquence des crises économiques et des politiques néo-libérales. Le chômage de masse tout d'abord, avec lequel s'accommode très bien le capital, coupe les financements de la sécurité sociale. Voulant le combattre en subventionnant les entreprises et en précarisant le statut des salariés sur le fameux « modèle allemand », le gouvernement ne résout en rien le problème. Au contraire, il l'aggrave : la part des salaires dans le revenu national a baissé d'environ 10 points entre 1981 et 2004 au profit des revenus du capital. Cette tendance, comme le souligne très bien Julien Duval, est d'ailleurs autant à imputer à la droite qu'à la gauche au pouvoir, qui ont toutes deux exercé la même démarche gestionnaire d'inspiration libérale des dépenses sociales. Ainsi, des mesures sociales des gouvernements de gauche comme la CSG et le RMI, si elles se veulent en faveur des plus démunis, participent au démantèlement de la sécurité sociale. En effet, elles puisent plutôt leur inspiration dans des théories comme celle de « l'impôt négatif » de Milton Friedman, qui consiste à faire survivre les plus pauvres par un revenu minimum, plutôt que dans les idéaux socialistes de subvenir aux besoins de toute la société qui ont impulsé la création de la sécurité sociale. Des idéaux qui sont loin d'être acquis, comme le démontre le troisième chapitre de l'essai en décrivant l'évolution des inégalités sociales en France. Tout cela, alors même que la privatisation progressive du système social ne permettra en rien une réduction des dépenses sur le long terme. L'exemple le plus frappant pour le démontrer est d'ailleurs celui des États-Unis, dont le système de santé est bien plus coûteux qu'en France (15, 3 % du PIB contre 10,5 % en France) et l'accès au soin est paradoxalement plus difficile et bien plus inégalitaire.
Le déficit de la sécurité sociale n'est finalement qu'une conséquence parmi tant d'autres de la crise généralisée et permanente du capitalisme. La lutte contre ce dernier ne doit donc pas se contenter d'être défensive, mais offensive. Concernant notre système social, cela consiste à comprendre ses problèmes fondamentaux au-delà des préjugés de la pensée dominante. Cet essai le permet amplement tout en gardant son ambition d'impulser l'action politique par la clarté et l'accessibilité de son propos (trois chapitres étalés sur 120 pages, c'est tout juste ce qu'il faut). Cela, pour que nos revendications soient plus cohérentes et ne se contentent pas de conserver nos droits sociaux mais d'en réclamer l'élargissement, par des propositions comme celles du salaire à vie de Bernard Friot (2).
(1) : Voir l'article de Serge Halimi « L'offensive générale », Le Monde Diplomatique, mars 2018 https://www.monde-diplomatique.fr/2018/03/HALIMI/58473
(2) : Voir la chronique d'Usul qui explique très bien cette proposition de Bernard Friot : https://www.youtube.com/watch?v=uhg0SUYOXjw&t=459s