Comme avec la saga des Hommes Dieux, ce troisième tome (en poche, le second sinon) plonge le lecteur dans le grand bain : on retrouve certains des personnages des deux premiers, la verve et la densité épique du Monde du Fleuve mêlées aux atermoiements psychologiques et aux réflexions philosophiques du Bateau fabuleux. Ce qui donne un sentiment un peu étrange : ces parenthèses un peu verbeuses sur le sens de la vie ont tendance à freiner un rythme qui s'est accéléré grandement, centré non seulement sur la poursuite par Mark Twain à bord de son gigantesque bateau de son ennemi qui lui a volé le premier, mais également sur d'autres tentatives d'accéder à la Tour des Brumes, au Pôle nord, là où devraient résider les créateurs de ce monde de l'après-vie. Mais ce qui ajoute encore à la frénésie qui s'est emparée des candidats à cette course à la mort, c'est que des agents des Ethiques se sont glissés dans les expéditions, voire des Ethiques eux-mêmes car on commence à soupçonner qu'un gros problème a mis de sérieux bâtons dans les roues de leur monumentale expérience de résurrection : la mort a repris ses droits sur les rives du Fleuve de l'Eternité, et les Ethiques sont forcés d'user des mêmes moyens que les humains afin de regagner leur forteresse imprenable et inaccessible. A moins que Jill, Cyrano et Firebrass y parviennent avec leur énorme dirigeable ? Pourquoi seul Piscator a-t-il pu franchir le "champ de force éthique" qui barre l'entrée haute de la Tour ?
On voit aussi réapparaître Frigate, l'alter-ego de l'auteur - ou plutôt deux Frigate, l'un n'étant pas celui qu'on croyait. L'occasion de nombre de divagations parfois profondes qui servent de point d'ancrage et permettent d'articuler l'action d'autres groupes (on découvre avec délectation l'identité de la paire Frisco Kid et Tom Rider), même si on préférerait demeurer avec le groupe de Burton, décidément de loin le plus charismatique des personnages (même si Cyrano redore sérieusement son blason), dont la fougue et la personnalité animent un groupe hétéroclite fort sympathique. Clemens est du coup réduit à la portion congrue, ce qui confère une meilleure dynamique au récit (on commençait à en avoir assez de ses jérémiades).
C'est aussi le tome des révélations et des trahisons. Pour la première fois, le narrateur (le temps d'un petit chapitre) se met derrière le Mystérieux Etranger, l'informateur des Elus, l'Ethique renégat. Les informations qui parviennent sont parcellaires et voilées de mystère. Et quand on se doute que chaque équipe, chaque groupe d'aventurier recèle en son sein au moins un individu qui n'est pas ce qu'il prétend être, la paranoïa a de quoi s'emparer des héros et le suspense des lecteurs.
Outre la tendance à des digressions morales, on pourra reprocher également une forme de précipitation dans la rédaction de ce pavé : certains événements surviennent trop rapidement, d'autres sont presque zappés, mais tout se rassemble pour un finale grandiose (le duel des bateaux) dont on espère juste que quelques-uns s'en sortiront afin d'accéder à la Tour des brumes.