La Norvège rurale, à une époque indéfinie, pas forcément lointaine. Une fillette, Siss, marche de nuit jusqu'à la maison d'une écolière récemment arrivée, Unn, qui ne veut pas se mêler aux autres. Siss est d'habitude la leader du groupe à l'école, mais cette fillette l'intrigue. Elle vit seule avec sa vieille tante, après la mort de sa mère. Une attirance mutuelle, quasi surnaturelle, gênante, naît entre les deux filles de 11 an. Elles décident de se revoir le lendemain, mais Unn, effarouchée, décide de ne pas aller en classe. A la recherche d'une cachette, elle semble mystérieusement attirée par une vaste cascade en train de geler, qu'on surnomme le palais de glace.
Unn est gelée dans le palais de glace. Siss constate son absence, lui promet de ne pas l'oublier, passe un hiver difficile. Ainsi, quand une nouvelle écolière arrive et tente de s'installer à la table d'Unn, Siss fait un esclandre en classe. Elle a des crises de larmes, un garçon l'aide. Une nouvelle fille prend sa place à la tête du groupe. En mars, elle est à son tour comme attirée par le palais de glace, et voit le visage d'Unn gelé à l'intérieur, mais elle n'en souffle mot à personne. Au printemps, la tante annonce qu'elle va partir, après avoir vendu la maison. Avec ses camarades, Siss retourne voir le palais de glace, qui va s'écrouler, mais la journée se passe sans qu'ils voient ce spectacle. Le palais s'effondre seul, dans la nuit.
Ce roman de Vesaas, je l'ai trouvé dans une brocante, sans aucune idée de ce dont il s'agissait. C'est le genre de petite pépite qu'on est fier d'avoir trouvé. L'ouvrage est court (peut-être 120 pages). Le ton et le style sont très personnels, tout en pouvant prétendre à quelque chose d'universel. Je vais essayer de décomposer.
Tout d'abord, le vocabulaire employé est terriblement simple, et les conversations sont dépouillées, mais vont à l'essentiel, avec cette franchise brutale, y compris d'un enfant s'adressant à un adulte, qui semble propre aux sociétés nordiques.
Cela n'empêche pas que d'un point de vue psychologique, le livre soit d'une grande profondeur. La nature de la relation entre les deux fillettes reste opaque, y compris pour elles-mêmes, qui refusent d'aborder le sujet. Et les relations de pouvoir entre les personnages sont décrites avec une grande minutie (par exemple celle de Siss avec le reste de la classe,au fur et à mesure que sa relation avec Unn évolue).
Pourtant les personnages, souvent décrits de manière extérieure, sont souvent réduits à leur fonction : les parents, le professeur... Parfois, j'avais l'impression de lire la novellisation d'un shojo.
Mais il ne s'agit pas seulement d'un ouvrage psychologique, car le principal personnage du roman, c'est bien la nature norvégienne, que l'on suit entre le début de l'hiver et le printemps. Une nature habitée de forces étranges. Plusieurs courts chapitres adoptent le point de vue d'un rapace survolant le pays. Et le récit bascule souvent d'une description factuelle, d'une incroyable précision, sur les petits indices de changement de saison, avec le ressenti des personnages. Les fillettes vivent dans un monde habité, celui où, en rentrant vers la maison des parents, on est persuadé qu'une force présente sur le bord sombre de la route vous suit, et attend pour vous saisir. A de nombreux moments, les personnages semblent comme possédés. Il y a quelque chose de chamanique tapi derrière le décor.
Le centre de ce décor est le palais de glace, qui semble figé, mais se révèle protéiforme. Il inspire en tout cas, à son approche, un sentiment de crainte qui m'a rappelé certains passages de Kant sur le sublime, le sentiment d'être écrasé par quelque chose d'immense et de solennel.
Je conclurai sur le style si étrange de Vesaas. Il n'entre pas bien dans les cadres de la nouvelle fantastique ou de l'étude psychologique, et le rythme du récit, tel celui d'une rivière, est tantôt fait d'étendues plates, où l'on a une impression de redondance, et de courts passages très aériens, habités par la grâce. Il y a quelque chose d'autodidacte, de foncière non-académique dans cette manière d'écrire, ce qui la rend encore plus intriguante.
Palais de glace est un chef-d'oeuvre universel, indissociable pourtant de son cadre norvégien, avec quelque chose de déroutant et d'hermétique, sous une structure faussement limpide. Une oeuvre polie, qui garde pourtant quelque chose de brut, en tout cas habitée de forces contraires.