Moment de grâce, moment magique : difficile de mettre les mots justes sur la surprise, l’émerveillement, le sentiment profond de symbiose ressentis à la lecture de ce court roman (180 pages) empli de symbolisme et de poésie. Sans doute parce que je me suis en partie reconnue dans cette amitié exclusive et exigeante qui peut lier deux jeunes filles pré-adolescentes, à l’âge où la découverte d’un double de soi-même n’a pas encore cédé le pas aux expérimentations amoureuses.
Mais au fond, qu’est-ce qui différencie l’amour de l’affinité sélective que se portent Siss la lumineuse, appréciée de tous, et Unn la discrète ? Pour les deux fillettes de onze ans qui se sont reconnues entre toutes, il s’agit bel et bien d’un coup de foudre avec tout ce que cela comporte de soudaineté et de tumulte sentimental. Entre joie intense et gêne diffuse, elles scellent leur amitié devant un miroir, reflet de leur gémellité spirituelle. Amitié sitôt éclose, sitôt figée par le froid glacial de l’hiver norvégien dans lequel Unn est allée se perdre.
L’enchaînement des saisons est au cœur de ce conte, métaphore du cheminement que devra accomplir Siss, écartelée entre la fidélité au pacte qui la lie à la disparue et son appétit de vivre, malgré tout. Mais le printemps est encore loin. Pour retrouver la joie, l’enfant devra traverser bien des frimas, se blesser au gel acéré qui déchire les âmes, se perdre dans les amas de neige qui s’obstinent même si on ne le veut pas à recouvrir les détresses du manteau de l’oubli.
Roman atmosphérique qui fait de l’hiver une sorte de divinité toute-puissante et redoutable, scellant le destin de ceux qui s’y égarent ; roman métaphorique qui multiplie les visages qu’offrent à perdre de vue les vastes étendues de la glace arctique. Une glace qui se décline en une infinité de nuances.
Elle est le vertigineux miroir par lequel deux êtres qui ne savent pas encore bien qui ils sont se définissent à travers l’image de l’autre, sans qu’ils puissent arriver à se distinguer du reflet de leur double.
Elle est splendeur et poésie, palais éphémère façonné par l’eau gelée d’une cascade, fantasmagorie aux murs translucides animés par le pâle soleil hivernal, aux entrées secrètes, aux colonnes élancées, fragiles dentelles de givre qui invitent l’aventureux visiteur à venir se perdre.
Elle est prison, piège mortifère pour l’imprudent qui s’est laissé captiver par ses éblouissements comme un innocent papillon par la lumière. Elle paralyse les corps de son implacable étreinte et fige les âmes meurtries dans une fidélité obsessionnelle qui amène la vivante prendre symboliquement la place de la disparue.
Elle est la cruauté qui ne tolère aucun faux pas, qui sépare les intrépides des téméraires, les pragmatiques des chercheurs d’absolu. Elle est l’épreuve qu’il faut pourtant braver pour finir par se trouver soi-même.
Elle est la tombe d’un corps introuvable, le secret enfoui sous la surface que la neige a fini par rendre opaque. Secret trop lourd qu’on n’a pourtant fait qu’entrevoir et que les autres pressent de dévoiler, ostracisant celle qui ne se reconnait pas le droit de trahir une promesse.
Elle est enfin la bienfaisante impermanence, la promesse du renouveau, la débâcle d’avril qui transforme la fleur de givre en une myriade de gouttes scintillantes éclaboussant l’air tiédi, balayant les vieilles scories, invitant les cœurs rincés à neuf à reprendre doucement le cours de leur existence.
Siss a onze ans et toute une vie à vivre. L’hiver qui se termine résonne comme un adieu à l’enfance. Pour elle, le printemps s’annonce plein de promesses.