Dans son premier roman, Patrice Jean composait avec Michel Le Berre, un très amusant portrait d'intellectuel ayant pignon sur rue, s'attirant les faveurs d'une belle jeune femme, pour le plus grand malheur du personnage principal. Et Le Berre partage des traits communs avec le mystérieux philosophe dont on suit la trace dans Le parti d'Edgar Winger. Un phare iconique de la pensée de la gauche radicale aux côtés de Gramsci ou Sartre dont l'esprit a irrigué des décennies de militantisme. Responsables l'un comme l'autre d'œuvres à coloration marxiste & aux noms pompeux. Mais Edgar Winger est en retrait depuis de nombreuses années, et personne ne semble en mesure de fournir d'explication rationnelle à ce silence.
C'est justement ce que cherche à découvrir Romain, membre du PR, le Parti Révolutionnaire. Le trentenaire d'extraction bourgeoise est envoyé à Nice, afin de retrouver la trace du vieil idéologue auteur de "La langue désintégrée". Lui seul serait à même d'unifier les luttes de gauche, de mettre à mal le sexisme, le racisme, les injustices sociales et écologiques, bref, le seul à faire converger les (dures) luttes et abattre le capitalisme.
La responsabilité est de taille pour Romain, qui a bien conscience des enjeux. Et l'excitation liée à cette noble mission est tempérée par l'ennui concret de la filature. Positionné au café de Lecce où le philosophe aurait été aperçu, le jeune pisteur passe ses journées sous la terrasse ensoleillée à boire des bières, et à scruter avec avidité les filles légèrement vêtues qui passent sous son regard. Entre les fausses pistes et les rencontres féminines déconcertantes, Romain pédale dans la semoule et se pose des questions existentielles [faut-il porter plainte contre des racisés qui vous ont cassé la gueule et piqué votre pognon ? Le cas échéant, se rendrait-on complice d'un racisme systémique qui ne dit pas son nom ?].
La séparation de la narration en deux parties très nette, est une habitude chez Jean, un peu comme dans les structures du mal ou l'homme surnuméraire. Et loin d'engendrer une cassure ou une perte de rythme, elle apporte une formidable variété. La première partie constitue le journal intime de Romain, il y consigne les micro événements survenus plus tôt dans la journée. Souvent hilarant malgré lui, Romain est dans le jugement permanent, mais il n'est jamais aussi drôle et négatif que lorsqu'il se corrige lui-même en temps réel avec les fameux [ ].
Lucien déteste toutes les organisations, fussent-elles d'extrême gauche [je ne gommerai pas ce subjonctif non plus il faut avoir le courage de ses fautes, il faut que je me voie, dans toute mon horreur réactionnaire, quand je pratique l'écriture automatique
L’auto-dénigrement, la traque du moindre comportement bourgeois ou réactionnaire dans la plus minime interaction est assez jouissive. Patrice Jean est décidément sans pareil pour se foutre de la gueule d'un humanisme extrême qui tourne à l'autoflagellation, un signe propre à ce néo-catéchisme. L'aversion absolue de Romain envers les catholiques n'en est que plus drôle, car lui-même ne s'aperçoit pas qu'il appartient à un nouvel ordre moral aussi rigoriste que les franciscains. Le culte de Dieu a été remplacé par le culte de l'autre, le culte de son négatif pour être plus précis. Il n'aime pas son prochain parce qu'il est son frère ou son égal, mais parce qu'il est son inférieur supposé selon les nouvelles constructions sociales venues des USA.
La seconde partie s'éloigne du journal intime, et s'intéresse au parcours de Winger, le ton y est radicalement différent, et rappelle la confession de Henri Berg dans les structures du mal.
Il y expose la tempête de contradictions que peut abriter un crâne de penseur soixante-huitard, qui professait jadis l'interdiction d'interdire, appelait au blasphème, érigeait l'amour libre en règle d'or et qui se heurte aujourd'hui aux nouveaux préceptes de sa famille politique. Autant de combats jugés inattaquables en leur temps et qui feraient bien des débats houleux auprès d'une autre génération de militants. Au regard de ce clivage entre intellectuels de gauche des 60's et le nouveau militantisme, on peut douter de la volonté d'Alexia, la présidente du P.R, de retrouver Winger pour le catapulter en tête de gondole du P.R. Nonobstant l'oeuvre prestigieuse de ce penseur, Winger incarne trop l'ennemi (homme blanc hétérosexuel bourgeois) et Romain est bien placé pour le savoir, lui-même dans l'oeil du cyclone après une plainte abusive d'une militante à son encontre.
C'est le seul point incohérent du roman. Un parti moderne révolutionnaire n'irait probablement pas chercher des mecs comme Badiou ou Bourdieu (s'il était vivant) pour mener leur propre combat. Et il y a fort à parier que devant l'absurdité de certaines revendications (débat sur la conso de viande, combats orthographiques, procès fait à des personnalités mortes il y a des dizaines d'années pour des déclarations publiées dans des journaux qui n'existent plus) Bourdieu aurait refusé de se prêter à pareilles luttes, plus proches d'enfantillages universitaires que de la véritable lutte marxiste.
Si Winger a quitté le débat public ce n'est pas pour fomenter un ultime coup de boutoir contre le capitalisme occidental bourgeois mais c'est tout autant pour cacher un secret peu reluisant que par évolution personnelle. Et encore, à l'occasion de sa longue confession, il avoue avoir tout eu conscience de sa duplicité bourgeoise. La pureté révolutionnaire n'est pas à la portée de tout le monde. Il a surtout compris que le mal est niché en chacun de nous, et qu'aucune souscription à un parti ou à une idéologie ne nous préserve de cela.
"J'ai fini par me dire que nos sociétés sont miraculeuses. Les hommes sont si fragiles, leur vie si brève, leurs intérêts si opposés, parfois ennemis, tout est si troué de morts et de maladies que l'établissement d'une société où règnent (bon gré mal gré) la paix, le confort, l'entraide, la civilité et la sécurité relève de la grâce.
Alors, tout casser pour établir des cités plus justes que celles qui se sont lentement érigées avec les siècles, c'est une folie, et, pourquoi ne pas l'écrire, une manifestation du Mal. Il ne faut vraiment avoir aucune intelligence du tragique de l'existence pour croire qu'un autre monde est possible. Du reste, la plupart des révolutionnaires, s'ils sont atteints d'un cancer, acceptent d'être soignés au sein d’hôpitaux bourgeois, construits par la bourgeoisie, assistés par des infirmières exploitées, grâce à un savoir médical transmis par des mandarins bourgeois à de jeunes bourgeois - ces révolutionnaires sont pareils à ces dictateurs africains qui crachent sur l'Occident mais font soigner dans les hôpitaux d'occident. Tout n'est qu'illusion et danse des sept voiles. (...) En une époque où la jeunesse, par nature encline à consommer, donne le ton, les exemples de renoncement vont disparaître. Jusqu'au dernier souffle, des vieilles dames à la peau tirée et de vieux hommes au dentier impeccable applaudiront la marche du progrès. Dans leur linceul, certains, s'ils le pouvaient, exhiberaient le V de la victoire ; d'autres au crématorium, au milieu des flammes, chanteraient L'Internationale"
Le calice jusqu'à la lie pour Romain, ce sont des propos dignes de Dalmasso, son voisin réac. Il a rencontré son idole et réalise qu'il est l'incarnation d'un mal qu'il passe sa vie à combattre. La confession d'Edgar Winger pourrait nous donner l'impression que Jean lui donne la voix de la raison. Mais il n'en est rien, la fin du roman nous offre le point de vue de Ludivine. Le vieux philosophe a du haut de sa tour d'ivoire manqué de sagesse et de sens des responsabilités en sautant sur une adolescente. Mais il est le produit de son époque, comme Romain est celui la sienne.
Le parti d'Edgar Winger n'est probablement pas le meilleur roman de Patrice Jean, mais il est assez jouissif de retrouver ce ton mordant et si peu dans l'ère du temps. Les œuvres de fictions produites et primées étant de plus en plus un reflet des belles âmes de leurs auteurs. Jean préfère s'amuser à pourfendre une forme d'hypocrisie assez peu souvent combattue, du moins rarement avec autant de talent.