Chers amis, il vous faut lire Marcel Aymé. Le lire, le relire et le faire lire. C'est entendu ? Le Passe-muraille est une merveille. Les nouvelles brodent sur une trame unique : un personnage ordinaire est confronté à un don insolite.
" Il y avait à Montmartre, au troisième étage du 75 bis de la rue d'Orchampt, un excellent homme nommé Dutilleul qui possédait le don singulier de passer à travers les murs sans en être incommodé. Il portait un binocle, une petite barbiche noire et il était employé de troisième classe au ministère de l'enregistrement. En hiver, il se rendait à son bureau par l'autobus et à la belle saison, il faisait le trajet à pied, sous son chapeau melon. "
Aymé n'explique pas, ne commente pas, mais observe et décrit l'évolution, logique, de son héros. L'employé modèle est le premier surpris par l'irruption du fantastique dans sa vie bien réglée. Il n'entend pas différer de la norme et cache l'anomalie. Jusqu'au jour où un destin malicieux le confronte à un supérieur tyrannique. Sous le coup de la colère, il surmonte ses scrupules initiaux.
" Dutilleul voulut protester, mais M. Lécuyer, la voix tonnante, le traita de cancrelat routinier, et, avant de partir, froissant la lettre qu'il avait en main, la lui jeta au visage. Dutilleul était modeste, mais fier. Demeuré seul dans son réduit, il fit un peu de température et, soudain, se sentit en proie à l'inspiration. Quittant son siège, il entra dans le mur qui séparait son bureau de celui du sous-chef, mais il y entra avec prudence, de telle sorte que sa tête seule émergeât de l'autre côté. M. Lécuyer, assis à sa table de travail, d'une plume encore nerveuse déplaçait une virgule dans le texte d'un employé, soumis à son approbation, lorsqu'il entendit tousser dans son bureau. Levant les yeux, il découvrit avec un effarement indicible la tête de Dutilleul, collée au mur à la façon d'un trophée de chasse. Et cette tête était vivante. A travers le lorgnon à chaînette, elle dardait sur lui, un regard de haine. Bien mieux, la tête se mit à parler : Monsieur, dit-elle, vous êtes un voyou, un butor et un galopin. "
L'auteur brosse les états d'âme, trop humains, de Dutilleul. La tentation grandit. Que ferions-nous à sa place ? Comme lui, nous nous vengerions des avanies reçues, puis nous améliorerions notre ordinaire... Il vole, un peu, jouit de sa toute-puissance, entend être reconnu, prend goût à la célébrité. Il se laisse prendre, s'échappe et fanfaronne... Tout comme nous.
En quelques pages d'une langue admirable, ironique et sans fioritures, Marcel Aymé décrit la peur, l'égoïsme, l'hypocrisie, l'avidité, la violence, l'injustice, le mépris, mais aussi l'amitié, l'amour trahi, la générosité. Brillant. Lisez !
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