On a souvent vu dans l'oeuvre de Saint-Exupéry un petit livret de jeunesse naïf et gentil, mais sans trop grande importance en littérature. On a souvent dit que le Petit Prince, c'est sympa, mais après la première lecture qu'on en fait lorsqu'on est à l'école primaire, on perçoit vite les limites du récit. C'est quelque chose qui s'est établi comme discours commun sur la réception de cette oeuvre: joli, sensible, délicat, mélancolique, mièvre... beaucoup de sensibilité, trop de sensibilité ? "c'est pour les gosses, on en voit vite les ficelles". Oui, mais...
Figurez-vous que ma prof de littérature en khâgne à Paris a donné comme devoir à ses élèves le commentaire d'un passage du Petit Prince. Comme quoi, pas totalement dénigré des universitaires et du lectorat académique, le gamin à la chevelure d'or !
Le talent littéraire de Saint-Ex n'avait pas attendu le Petit Prince pour se révéler au grand jour; au contraire, même, c'est par ce récit à la poétique rêveuse et symbolique que s'achève son oeuvre littéraire, puisqu'il devait mourir peu de temps après sa parution aux Etats-Unis.
Le Petit Prince, c'est avant tout une histoire qui s'inscrit dans la rugosité concrète d'une époque, celle de la guerre de 39-45. St-Ex est alors aviateur dans l'armée, c'est même lorsqu'il débarquera en Provence en 1944 qu'il se fera descendre par les feux allemands. Mais entre l'avant-guerre et le retour de la lutté armée sur le sol français, il y a l'occupation, Vichy, la présence allemande, l'attentisme: St-Ex s'exile aux Etats-Unis, comme bon nombre de personnes en capacité de le faire. Et le Petit Prince en est pétri: c'est un récit sur l'exil, la dépossession, l'arrachement, l'errance; et par extension, toute la nostalgie et l'amertume que cela charrie. Saint-John Perse à la même époque, dans son recueil Exil, évoquait ce même sentiment de décrochage géographique, de perte d'un territoire avec une mélancolie comparable.
Le Petit Prince a beau être un extraterrestre, il est fondamentalement humain, et même humaniste -tout juste cela que l'on a regardé de haut en rigolant de la naïveté de la narration. Mais je pense sincèrement qu'il serait bon de penser la naïveté comme une qualité profonde, et non plus comme un trait de caractère un peu passif dont on peut facilement se moquer. Le naïf n'est pas un benet: n'est-il pas plutôt le plus lucide de tous à propos d'une situation désagréable, et qui s'en échappe par l'art de s'inventer des figures allégoriques à la place de crudités inacceptables ?
Plus que tout lorsqu'il arrive à une ou plusieurs générations de traverser une crise généralisée, il est temps pour nous de "retrouver nos âmes d'enfants", comme disait Ray Bradburry. Comme l'on peut apprendre à relire la Petit Prince, et non pas avec l’œil du caricaturiste, du satiriste, du cynique, l'on peut aussi apprendre à re-sentir les réalités avec des sens plus attentifs, tournés vers la découverte de l'inconnu dans toutes les petites choses. Ce récit en fait parti: pour moi, il fut l'une de ces petites choses, un petit grimoire délicat dont j'ai parcouru les lignes en me prêtant au jeu de la naïveté, véritable clé pour une lecture ouverte et active du monde.