Mentir pour avoir le droit de ne pas prendre de vacances, travailler loin du ciel de l'été et de la mer qu'il aimait tant, et mentir encore pour avoir le droit de reprendre son travail au lycée, cette injustice lui serrait le cœur à mourir. Car le pire n'était pas dans ces mensonges que finalement il était incapable de proférer, toujours prêt au mensonge de plaisir et incapable de se soumettre au mensonge de nécessité, mais surtout dans ces joies perdues, ces repos de la saison et de la lumière qui lui étaient ravis, et l'année n'était plus alors qu'une suite de levers hâtifs et de journées mornes et précipitées. Ce qu'il y avait de royal dans sa vie de pauvre, les richesses irremplacables dont il jouissait si largement et si goulüment, il fallait les perdre pour gagner un peu d'argent qui n'achèterait pas la millionième partie de ces trésors. Et cependant, il comprenait qu'il fallait le faire, et même quelque chose en lui, au moment de sa plus grande révolte, était fier de l'avoir fait. Car la seule compensation à ces étés sacrifiés à la misère du mensonge, il l'avait trouvée le jour de sa première paie lorsque, entrant dans la salle à manger où se trouvaient sa grand-mère pelant des pommes de terre qu'elle jetait ensuite dans une bassine d'eau, l'oncle Ernest qui, assis, épuçait le patient Brillant maintenu entre ses jambes, et sa mère qui venait d'arriver et défaisait sur un coin du buffet un petit ballot de lingerie sale qu'on lui avait donné à laver, Jacques s'était avancé et avait posé sur la table, sans rien dire, le billet de 100 francs et les grosses pièces qu'il avait tenus dans sa main pendant tout le trajet. Sans rien dire, la grand-mère avait poussé une pièce de 20 francs vers lui et avait ramassé le reste. De la main, elle avait touché Catherine Cormery au flanc pour attirer son attention et lui avait montré l'argent: « C'est ton fils. — Oui», dit-elle, et ses yeux tristes avaient caressé une seconde l'enfant. L'oncle hochait la tête en retenant Brillant qui croyait son supplice fini. «Bon, bon, disait-il. Toi, un homme.»
Oui, il était un homme, il payait un peu de ce qu'il devait, et l'idée d'avoir diminué un peu la misère de cette maison l'emplissait de cette fierté presque méchante qui vient aux hommes lorsqu'ils commencent de se sentir libres et soumis à rien. Et en effet, à la rentrée qui suivit, lorsqu'il entra dans la cour de seconde, il n'était plus l'enfant désorienté qui, quatre ans auparavant, avait quitté Belcourt dans le petit matin, chancelant sur ses chaussures cloutées, le cœur serré à l'idée du monde inconnu qui l'attendait, et le regard qu'il posait sur ses camarades avait perdu un peu d'innocence. Bien des choses d'ailleurs commencaient à ce moment de l'arracher à l'enfant qu'il avait été. Et si, un jour, lui qui avait jusque-là accepté patiemment d'être battu par sa grand-mère comme si cela faisait partie des obligations inévitables d'une vie d'enfant, lui arracha le nerf de bœuf des mains, soudainement fou de violence et de rage et si décidé à frapper cette tête blanche dont les yeux clairs et froids le mettaient hors de lui que la grand-mère le comprit, recula et partit s'enfermer dans sa chambre, gémissant certes sur le malheur d'avoir élevé des enfants dénaturés mais convaincue déjà qu'elle ne battrait plus jamais Jacques, que jamais plus en effet elle ne battit, c'est que l'enfant en effet était mort dans cet adolescent maigre et musclé, aux cheveux en broussailles et au regard emporté, qui avait travaillé tout l'été pour rapporter un salaire à la maison, venait d'être nommé gardien de but titulaire de l'équipe du lycée et, trois jours auparavant, avait goûté pour la première fois, défaillant, à la bouche d'une jeune fille.