Un roman retraçant le parcours de l’allemand Werner Heisenberg, prix Nobel de Physique 1932 et fondateur de la mécanique quantique, il aurait normalement fallu se lever tôt pour que je m’y colle. Moi pour qui les sciences en général et les maths en particulier sont un mystère totalement incompréhensible (oui, j’ai eu 2/20 au bac, même pas honte !), je n’allais pas me laisser embarquer dans une lecture pareille. Sauf que l’auteur se nomme Jérôme Ferrari. Et parce que je considère ce monsieur comme l’un des plus grands écrivains français actuels, je suis prêt à le suivre sur tous les terrains, même les plus improbables. Si son prochain roman aborde la reproduction de l’escargot d’aquarium, je foncerais les yeux fermés, comme j’ai foncé ici pour découvrir ce qui se cachait derrière « Le principe ».
Et le pire c’est que j’ai presque tout compris (enfin, en gros, il ne faut pas pousser non plus). En gros, donc, Heisenberg découvrit en 1927 le principe d’incertitude selon lequel on ne peut connaître en même temps la vitesse et la position d’une particule élémentaire. Une découverte qui changea la face du monde, conduisant quelques années plus tard à la fission nucléaire et à Hiroshima. Je vous la fait courte mais je ne suis pas, intellectuellement parlant, dans la capacité de développer davantage (il ne faut pas pousser non plus – bis). Sachez juste qu’à travers Heisenberg, Ferrari dresse le portrait de ces scientifiques auxquels il « fut donné pour la première fois de regarder par-dessus l’épaule de Dieu ».
Quand l'auteur d'Où j'ai laissé mon âme s’empare d’un tel sujet, il ne donne pas dans le documentaire pédagogique. Il bouscule la chronologie et offre à son récit la prose majestueuse et exigeante qui le caractérise. Des phrases à la beauté foudroyante, s’étalant sur une demi-page ou ramassées sur elles-mêmes, sèches comme un coup de trique. J’ai adoré le vouvoiement du narrateur à l’adresse d’Heisenberg, cette proximité s’installant, presque intime, entre un petit personnage d’aujourd’hui interpellant un grand personnage d’hier pour mieux comprendre un monde où « rien ne peut sauver de la solitude l’homme qui ne rencontre que lui-même. C’est ainsi. Ce monde qui nous prolonge et nous reflète est plus terrifiant, plus étranger, plus hostile que ne le fut jamais la nature sauvage ».
Oui, Heisenberg a mis sa science au service des nazis. Mais conscient du danger potentiel que pourraient engendrer ses travaux, il a fait traîner les choses, incapable de répondre à une question fondamentale, bien plus philosophique que scientifique : un savant doit-il renoncer au progrès à partir du moment où il prend conscience que sa découverte peut détruire le monde ? De toute façon, il n’y a aucun jugement, aucune condamnation dans cet ouvrage. Comme si le principe d’incertitude s’appliquait aussi à celui qui l’a découvert.
Je n’ai pas envie de rentrer dans les détails. Ce texte, il faut s'en délecter, se laisser porter par son rythme harmonieux, par son ampleur, sa mélodie d’une grâce sidérante. Le ton est altier, ne s’embarrassant ni de dialogues ni de descriptions, dans une forme d’épure qui va à l’essentiel. Le dernier chapitre offre un ultime et sublime trait d’union entre deux époques (l’actuelle et celle de la bombe) où la folie des hommes, même si les temps ont changé, reste toujours aussi incontrôlable. Vertigineux !