Le procès du Procès
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le 27 mai 2010
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Roman non terminé, Le procès a été récupéré par Max Brod, l’ami de Kafka à sa mort, et la version dont on dispose ne ressemble certainement pas à ce que Kafka avait imaginé ; d’ailleurs Kafka avait expressément demandé à son ami de brûler tous ses manuscrits inachevés. Le roman se concentre sur une année dans la vie de Joseph K pendant laquelle il va être arrêté pour un procès dont il ne sait rien, si ce n’est qu’il est coupable. Coupable de quoi, on ne saura jamais, même si l’on se demande à la fin du livre, si ce n’est pas de son humanité.
Le procès, c’est le roman qui décrit le mieux la sinuosité de l’esprit humain : j’ai rarement lu livre qui met aussi bien en scène le rêve, le mélange entre cadre familier et réaliste et proportions étranges, grips dans la machinerie. Les rêves dé-routent souvent, ils prennent un canva familier, et en débordent : tel visage connu devient angoissant (ou au contraire excitant, et nous voilà en bien curieuse posture avec le facteur), telle situation familière évolue vers l’absurdité la plus totale, la psychanalyse dit qu’en rejouant dans le sommeil des scènes du quotidien, l’on digère des conflits (le rêve problématiserait des situations nouées, comme le fait le roman). Pourquoi le rêve me parait définir le roman plus que la critique de la bureaucratie ou des totalitarismes à venir ? Parce que tout est mal fichu dans Le procès, tout est bizarre, déplié pour être replié dans la seconde, même les bureaux, même le tribunal. Prenons les lieux par exemple : le tribunal se situe dans des logements qu’on pourrait aujourd’hui qualifier d’HLM, à l’intérieur, l’architecture est tellement bizarre que les spectateurs doivent apporter leur coussin pour se caller confortablement près des plafonds. Les spectateurs, d’ailleurs, qui sont-ils ? Travaillent-ils au tribunal ? Rien de moins sûr, ils paraissent plutôt venir voir un spectacle distrayant, appartenir aux rôles secondaires qu’on croise dans nos rêves, visage sans traits, renvoyant à K sa peur du jugement par leur nombre et leur informité. Chez l’avocat ? Les proportions sont tellement impossibles qu’elles ne disent rien de ce qui se joue dans le coin des pièces, et c’est ainsi qu’apparait au milieu d’une scène un homme qu’on n’avait pas vu jusque-là, et qui attendait sagement dans l’ombre qu’on veuille bien s’occuper de lui. Les lignes de fuite sont toujours dissimulées et brouillées, le lieu où le regard doit se poser pour se stabiliser n’aboutit qu’à encore plus de bizarrerie. Les lignes de fuite, c’est aussi ce qui doit donner la perspective, la direction d’un tableau : en étant volontairement cafouillantes, elles montrent dans le livre l’imprévisibilité de l’issue de Joseph K. Ça m’a fait penser aux proportions impossibles de l’expressionnisme, dont « [l]es représentations sont souvent fondées sur des visions angoissantes, déformant et stylisant la réalité pour atteindre la plus grande intensité expressive » (Wikipédia). La ville dans laquelle K vit est vide, elle ne dispose que de lieux-prétextes, comme les personnages le sont aussi, nous y reviendrons. Une sorte de huis-clos qui prend le parti de décliner l’enfermement que vit le héros à travers différents bâtiments tous aussi biscornus et mensongers : la fuite semble impossible dans cette horizontalité où le regard quitte l’implacabilité du foyer pour celle du bureau de banque pour celle du tribunal, poupée russe qui après poupée russe dévoile la vacuité humaine, et préfigure l’allégorie que raconte le prêtre en dernière partie : celle d’une porte qui dévoile une porte, qui dévoile une porte dans laquelle l’homme ne peut entrer, mais en fait si, mais en fait non, et c’est la condition humaine qui est alors résumée.
Pour ce qui est des personnages, ils suivent aussi cette interprétation onirique : les hommes sont des personnages-prétextes, ils emblématisent une position sociale, qui sert en général à limiter le héros, lui dire ce qu’il doit faire, quelle direction prendre…sans jamais lui expliquer pourquoi ni en quoi précisément il aurait fauté. Les femmes, quant à elles, participent à un imaginaire sensuel entravé : si comme dans les rêves érotiques, toute interaction avec l’une d’elle semble propice à l’acte sexuel, l’impossibilité de s’y soumettre est tout autant remarquable : l’acte est toujours interrompu, symbole d’une libido qui ne peut s’exprimer. L’oncle ou l’avocat sont en tout cas là pour veiller à ce que K reste en place — et l’on pourrait voir Le procès comme l’allégorie du désir (pas seulement dans le sens sexuel, mais d’énergie vitale), qui est sans cesse endigué, réprimé, réduit par la société. C’est peut-être ainsi qu’il faut voir les personnages ; religion, famille, travail, justice, et l’art évidemment : qui n’échappe pas lui non plus à la jugulation, puisque le peintre connait et conseille notre K sur son cas judiciaire avec autant de sérieux que son avocat. Si chaque personnage reprend une facette de la société, c’est sans doute pour montrer que personne ne peut y échapper, tout personnage doit porter son masque social, et si K est coupable, c’est peut-être avant tout de ne pas savoir lequel mettre. Personne ne semble exister en dehors du rôle que la société lui a assigné.
On sent la langue allemande derrière la traduction, la répétition des « naturellement », les « natürlich », que ce soit dans les dialogues ou la narration, qui plus qu’un tic germanique montre un besoin de réassurance : une béquille langagière dans un monde instable. Joseph K veut rationnaliser, et la plupart de ses interrogations internes cherchent à imaginer ce qui va lui arriver ou à ordonner ce qui ne peut pas l’être — stérilité des pensées et de l’incertitude qui contrastent avec l’assurance qu’il performe devant les autres. La vulnérabilité et la fragilité du personnage (sa culpabilité ?) ne trouvent jamais un moyen de s’exprimer de manière satisfaisante, sauf peut-être à la toute fin, où il est exécuté « Comme un chien ! » s’exclame-t-il et la narration d’ajouter « C’était comme si la honte allait lui survivre », pour amputer toute tentative de fuite du héros, même la plus radicale d’entre elles. Le procès est comme ces rêves où l’on est poursuivi : on ne sait jamais quel danger nous guette, parfois, comme K qui pendant une moitié du livre continue d’occuper son poste à la banque, on oublie même (ou feint d’oublier) que nous le sommes, mais le verdict revient toujours. Si le dormeur est sauvé par le réveil, il aura du mal à se défaire de cette angoisse poisseuse et existentielle et c’est ce drôle de sentiment que Kafka a réussi ici à rendre.
Créée
le 11 oct. 2024
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